Enquête

Quand l’art a droit de cité

Par Sophie Flouquet · Le Journal des Arts

Le 17 février 2006 - 1662 mots

Depuis plusieurs années, associations, centres d’art ou collectifs expérimentent la démocratisation d’accès aux formes de la création artistique, tout particulièrement en banlieue.

« La crise des banlieues a montré combien la politique culturelle doit aussi apporter une réponse à la cohésion sociale. » Le 6 février, en ouverture d’un colloque consacré à l’art dans la cité au Palais  du Luxembourg, à Paris, le ministre de la Culture et de la Communication, Renaud Donnedieu de Vabres, a témoigné de sa volonté d’apporter sa pierre à la grande entreprise de démocratisation culturelle. La précision a son importance : la culture est en effet la grande absente du plan de cohésion sociale, adopté en septembre 2004 pour devenir le fer de lance de la politique gouvernementale de lutte contre l’exclusion. Si la priorité dans les quartiers durement touchés par le chômage n’est évidemment pas à la récréation, l’absence de tout volet culture dans le triptyque « emploi, logement, égalité des chances » a toutefois de quoi étonner lorsque l’on sait que la politique de la ville en a toujours fait l’un de ses axes d’action.

4 millions d’euros
Dès 2000, les « contrats de villes », signés dans le cadre du contrat de plan État/Région, prévoyaient un volet « culture de la ville, culture pour la ville ». Un appel à projets, lancé en 2001 par la délégation interministérielle à la Ville, avait ainsi permis le lancement de 200 initiatives, toutes disciplines confondues, dans les zones urbaines sensibles (ZUS). À elle seule, la DRAC (direction régionale des Affaires culturelles) Île-de-France en avait piloté 53, pour une enveloppe globale de 730 000 euros. C’est dans ce cadre qu’a pu être entrepris le projet de l’artiste Sylvie Blocher, laquelle a collaboré en 2002 avec les habitants et le réseau associatif du quartier des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis) pour la réalisation d’un « lieu de solitude », espace de réflexion solitaire dans un quartier à fort communautarisme. Invitée en cours d’année à participer la Biennale de Venise, l’artiste a transformé l’expérience en installation vidéo et réussi à faire venir les participants sur la lagune, alors que la plupart d’entre eux n’avaient jamais voyagé.
Conscient que le levier culture n’a pas été activé dans le cadre de la mobilisation nationale du plan de cohésion sociale, le ministère de la Culture a décidé de rectifier le tir. « Une action forte en faveur d’initiatives culturelles pour l’intégration » devrait donc être entreprise dans les six départements où viennent d’être nommés des préfets à l’égalité des chances (Essonne, Val-d’Oise, Seine-Saint-Denis, Nord, Rhône et Bouches-du-Rhône). « Je propose que 20 % de l’enveloppe affectée aux préfets délégués, au titre des crédits de la politique de la ville, soient réservés à ces projets culturels, pour un total de 4 millions d’euros pour 2006, a indiqué Renaud Donnedieu de Vabres. Ces actions comprennent le soutien aux pratiques artistiques émergentes, notamment dans les friches urbaines, dès lors que ces lieux créent une culture à partager. » La proposition devrait être formulée officiellement au cours du prochain comité interministériel à la Ville, prévu d’ici à la fin du mois de février. Si ces mesures se confirment, elles devraient permettre le lancement d’un nouvel appel à projets dans les départements concernés. L’implantation d’ateliers d’artistes dans les quartiers visés par les programmes de renouvellement urbain serait également envisagée, tout comme la mise en place de passerelles avec le réseau des écoles d’art. Des cursus diplômants pourraient ainsi être institués dans certaines écoles municipales situées en ZUS, et permettre, à terme, leur habilitation.

Faire de la culture un lien social
L’idée et l’ambition sont louables. Pourtant, la grande entreprise de démocratisation de la culture n’a jamais généré les résultats escomptés. Depuis les travaux du sociologue Pierre Bourdieu, les statisticiens se sont penchés à plusieurs reprises sur la question de l’accès à l’art et à la culture, pour constater que celle-ci est corrélative aux conditions sociales. Une enquête de l’Insee, réalisée à partir des données du recensement de 1999, l’a encore confirmé récemment : seules 17,6 % des personnes interrogées vivant en ZUS affirment avoir fréquenté, au moins une fois dans l’année, un musée, une exposition ou un monument, contre une moyenne de 33,8 % pour le reste de la population. Même si ces études, destinées principalement à mesurer la fréquentation des équipements culturels, laissent de côté des pans entiers des habitudes culturelles comme les pratiques amateurs, le fossé est donc réel. Comment, dès lors, abolir la frontière qui sépare les musées des publics défavorisés, distance physique – l’ouverture récente du Mac/Val à Vitry-sur-Seine constitue en cela un exemple à suivre –, mais aussi psychologique ?
À Grigny (Essonne), l’association de locataires « Décider », qui apporte une aide aux familles surendettées du quartier de la Grande-Borne, une cité HLM de plus 3 500 logements, a choisi de proposer des dispositifs d’accès à la culture. Des visites au Musée du Louvre, si proche et en même temps si loin, sont ainsi organisées régulièrement pour un public qui, dans la plupart des cas, n’a jamais franchi les portes d’un musée. Le service des publics du Louvre collabore avec des « personnes relais » (travailleurs sociaux, formateurs, bénévoles), qui ont bénéficié de séances de familiarisation avec les collections et peuvent adapter les visites à leur auditoire. À Lyon, la municipalité a engagé avec les établissements culturels une « Charte de coopération » qui, depuis 2004, permet une évaluation régulière de leur engagement en faveur de l’accès à la culture. Est-ce à dire, pour autant, que l’art n’a pas droit de cité au-delà des boulevards périphériques ? Si, dans les années 1960, André Malraux a créé le dispositif des maisons de la culture, d’autres structures de diffusion, institutionnelles ou non, ont, à partir des années 1980, pris le relais pour assurer un maillage territorial : centres d’art, FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain), friches, squats d’artistes…

Des initiatives associatives
Bien que la plupart de ces « nouveaux territoires de l’art » se soient installés en périphérie d’abord à cause de la pression foncière en centre-ville, nombre d’entre eux tentent aujourd’hui de tisser des liens avec leur environnement.
Ainsi, en Seine-Saint-Denis, des Laboratoires d’Aubervilliers, lieu de production et de diffusion pluridisciplinaire installé depuis 1994 dans une ancienne usine de la ville, qui invite régulièrement des artistes à travailler dans cet esprit. La structure peut ainsi s’enorgueillir d’avoir permis à Thomas Hirschhorn d’installer son « Musée précaire » au pied de la cité Albinet. Pendant huit semaines s’y sont succédé huit expositions monographiques d’artistes « dont l’utopie était de changer le monde », avec des œuvres originales de Mondrian, Beuys ou Dalí issues des collections du Musée national d’art moderne/Centre Pompidou et du Fonds national d’art contemporain. Si l’initiative a fortement marqué les habitants, l’objectif des Laboratoires n’est pas de transformer l’artiste en agent socio-éducatif. « Nous invitons des artistes avec leur univers, précise Guillaume Désanges, coordinateur des projets artistiques. Cela n’est jamais réductible à un projet social. » En 2002, l’artiste américain Lincoln Tobier y avait monté son projet Radio L d’A, une radio locale faisant intervenir la population d’Aubervilliers. Une journaliste dépêchée sur place pour couvrir l’événement n’avait pas caché sa déception : les jeunes n’y parlaient pas « banlieue » ! La confusion persiste donc sur les enjeux artistiques de ce type de projets. « Ne chargeons pas trop la barque du passeur ! », rappelait récemment le sociologue Alain Lefebvre.
La médiation constitue aussi l’un des vecteurs capables d’enrayer l’exclusion culturelle. Pour la seule année 2005, le Fonds départemental de Seine-Saint-Denis a ainsi prêté plus de 1 300 œuvres de sa collection d’art contemporain à une centaine de maisons de quartier, écoles, centres culturels, galeries non commerciales, instituts de formation ou bibliothèques du département. Par convention, l’établissement bénéficie du prêt d’une ou de plusieurs pièces et peut disposer d’outils pédagogiques ou de séances de formation qui permettront aux animateurs, enseignants ou conférenciers de présenter les œuvres à leur public. Très engagé sur le plan culturel, le Département de Seine-Saint-Denis – qui finance par ailleurs une biennale d’art contemporain dans le parc de La Courneuve (Art Grandeur Nature) – dispose ainsi d’un formidable outil de diffusion de terrain, peu visible mais efficace. D’autres initiatives associatives, mais financées par les collectivités, essaiment aussi sur le territoire de la banlieue. Ainsi de l’association Connaissance de l’Art qui organise plus de 300 conférences par an sur le thème « J’ai rendez-vous avec l’art contemporain » à Vitry-sur-Seine, Montreuil-sous-Bois, Saint-Ouen ou Pantin. Son directeur, Christian Pallatier, est toutefois conscient d’attirer principalement des « amis du savoir » : « Ce sont à 75 % des gens qui ont le bac, confirme-t-il. Mais nous avons aussi constaté que, lorsque nos conférences étaient organisées en dehors des lieux d’art, elles attiraient beaucoup plus de monde. » Un prosélytisme salutaire, qui pourrait, ici ou là, susciter des vocations. À condition que la perméabilité vaille dans les deux sens.

Graffiti : quand l’art de banlieue se vend en galerie

Quand Magda Danysz a ouvert sa galerie dans le 13e arrondissement de Paris en 1999, c’était pour promouvoir « l’Internationale du graffiti » et légitimer cet art émergeant sur le marché de l’art. Aujourd’hui, si la situation s’est améliorée, le graffiti reste encore marginalisé en France, contrairement à l’Allemagne ou aux États-Unis. « Du fait du clivage qui existe avec la banlieue, le débat est toujours passionné », constate la jeune galeriste. La dureté de la répression à l’encontre des graffeurs, inexistante dans d’autres pays européens, n’y est peut-être pas étrangère. Accepté timidement à la FIAC, le graffiti a pourtant trouvé son public de collectionneurs, dont beaucoup de trentenaires, mais aussi des amateurs d’un profil différent, comme la styliste agnès b. Du côté des institutions, le Musée des arts et traditions populaires, devenu « Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée », collecte des pièces depuis plusieurs années. Le futur musée marseillais pourrait donc être le premier à offrir ses cimaises à cette forme artistique, pur produit de l’art urbain des banlieues.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°231 du 17 février 2006, avec le titre suivant : Quand l’art a droit de cité

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