Face-à-face

Destins parallèles

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 14 avril 2006 - 634 mots

Albers et Moholy-Nagy : quelques correspondances mais deux visions antinomiques.

 LONDRES - Avec cette exposition intitulée « Albers et Moholy-Nagy : du Bauhaus au Nouveau Monde », la Tate Modern, à Londres, met face à face, à travers leurs aventures personnelles et parallèles, deux artistes phares du XXe siècle : l’Allemand Josef Albers (1888-1976) et le Hongrois László Moholy-Nagy (1895-1946). Elle fait aussi d’une pierre deux coups, plongeant d’une part dans les prémices de l’abstraction moderniste et d’autre part au cœur de l’explosion créative du Bauhaus, école d’art et de design fondée en 1919 à Weimar (Allemagne) par l’architecte Walter Gropius. En tout, quelque deux cents pièces – peintures, sculptures, mobilier, photographies, films – retracent quatre décennies – du milieu des années 1920 au milieu des années 1960 – de tribulations autant artistiques que géographiques pour ces deux pionniers du modernisme. Certaines œuvres sont superbes, comme les photogrammes, les Constructions et Compositions de Moholy-Nagy, ou cette salle truffée de surprenants Hommage au carré peints par Albers. Quand Albers apprivoise le procédé industriel du sablage, il conçoit d’extraordinaires œuvres de verre, telles Cables, Beaker et Steps, ou encore la série « Interior », en noir, blanc et gris. Et lorsque Moholy-Nagy expérimente les nouveaux matériaux de l’époque, il s’envole : en témoigne Leda et le Cygne, splendide tourbillon de Plexiglas agrippé dans les airs.
À première vue, Albers et Moholy-Nagy ont de multiples points en commun. Ils ont tous deux enseigné entre 1923 et 1928 au Bauhaus à Weimar, avant de s’exiler aux États-Unis dès l’arrivée au pouvoir des nazis, à l’instar de nombreux Européens modernistes. Sur le plan artistique, ils ont abandonné la figuration quasiment au même moment – au sortir de la Première Guerre mondiale – et, de manière radicale, pour adopter une expression rigoureusement abstraite.
Enfin, leurs pratiques ont été mues par des problématiques analogues, dont la remise en cause récurrente des frontières entre beaux-arts et arts appliqués ou l’importance accordée à l’expérimentation. Mais là s’arrête le jeu des correspondances. Car, en réalité, Albers et Moholy-Nagy n’ont jamais travaillé ensemble. De même qu’ils n’auraient jamais été particulièrement proches. Bref, ce « dialogue posthume » que propose la Tate Modern ressemble davantage au mariage de la carpe et du lapin. D’un côté Josef Albers : une orthogonalité pure et dure, un espace rigoriste qui n’offre que peu de place à la fantaisie. De l’autre, László Moholy-Nagy : des croix, des cercles, des diagonales qui agitent la toile, des chemins de traverse, des paysages à découvrir. D’un côté un monde clos, voire froid – il faudra attendre qu’Albers traverse l’Atlantique pour voir son travail se dérider… De l’autre un milieu ouvert, voire en fusion. Des deux œuvres sourd pourtant une force, mais quand l’une est contenue au plus profond, l’autre est littéralement « projetée » à l’extérieur.
Réunir dans une même exposition deux artistes aussi dissemblables tient donc de la gageure. D’autant que, au fur et à mesure de la visite, s’insinue un sentiment étrange qui porte à regarder l’œuvre d’Albers seulement en « faire-valoir » de celle de Moholy-Nagy. Et la démonstration vaut autant pour les tableaux ou les travaux photographiques que pour les pièces en volume.
À preuve : cette série de quatre tables gigognes en frêne laqué et plateaux de verre coloré qui montre l’élégance presque clinique de Josef Albers. En regard, une étrange machine, reconstruite ici pour l’occasion, évoque le bouillonnement de László Moholy-Nagy. Licht Requisit einer elektrischen Bühne est un mobile fait de plaques de métal perforées ou non, et d’éléments de bois et de plastique. Lorsque l’engin se met en branle au milieu d’un cliquetis aléatoire, des ombres portées virevoltent à l’envi aux quatre coins de la salle, évoquant un univers en mouvement.

Albers et Moholy-Nagy

- Commissaire de l’exposition : Achim Borchardt-Hume - Nombre d’œuvres : plus de 200

Albers et Moholy-Nagy : du Bauhaus au nouveau monde

Jusqu’au 4 juin, Tate Modern, Bankside, Londres, tél. 4420 7887 8008, www.tate.org.uk, du dimanche au jeudi 10h-18h, vendredi-samedi 10h-22h. Catalogue, en anglais, 39 euros, ISBN 3-7757-1778-1.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°235 du 14 avril 2006, avec le titre suivant : Destins parallèles

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque