Musée

ENTRETIEN

Le regard éclairé de Pascal Griener sur les musées

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2017 - 1910 mots

Dans un grand entretien, l’historien de l’art et enseignant propose une nouvelle analyse du musée qui, selon lui, devient au XIXe siècle un réel lieu de partage social, en Angleterre particulièrement.

Professeur d’histoire de l’art et de muséologie à l’université de Neuchâtel (Suisse), Pascal Griener, 61 ans, a été professeur invité à l’université d’Oxford, à l’EHSS, au Collège de France, à l’École normale supérieure et à l’université de Leyde. Auteur de La République de l’œil, l’expérience de l’art au siècle des Lumières (2010, Odile Jacob), il a présenté en octobre 2017, dans le cadre de la « Chaire du Louvre », le cycle de conférences « Pour une histoire du regard » accompagné de la publication d’un livre.

Pouvez-vous définir ce qu’est l’histoire du regard ?

La contemplation est un acte culturel. L’historien doit saisir comment se construit la dimension culturelle du regard au cours du temps et, si possible, définir des paradigmes ou des périodes qui se caractérisent par une construction particulière. Il n’y a pas une histoire du regard sans une analyse de la manière dont on programme les conditions de la contemplation. Selon Hans Blumenberg [1920-1996], le concept, en philosophie, est très souvent inadéquat pour qualifier la réalité, c’est pourquoi le langage utilise la métaphore. Pour moi, le monde des musées peut relever de la « métaphorologie » de Blumenberg.

La naissance du musée serait liée à l’émergence du peuple ?

L’historiographie des musées est obérée par une hypothèse selon laquelle ce sont des institutions scientifiques développées et mises sur pied par les États pour la jouissance du citoyen et surtout pour le développement de ses connaissances. Or, le facteur majeur qui pose problème aux États au XIXe siècle, c’est le peuple, particulièrement en Angleterre et en France. Le musée devient alors un lieu de partage social, un moyen d’offrir une sorte de soupape à la population. En Angleterre, c’est absolument clair dans les années 1830. Au cours du XIXe siècle, le Parlement réclame sans cesse des rapports sur le nombre de visiteurs. Les musées, surtout le British Museum [Londres] qui est très aristocratique à l’origine, sont mis sous pression pour élargir leur accès au grand public, la National Gallery doit être gratuite et le musée du Kensington doit être ouvert aux ouvriers en fin de journée, lorsqu’ils ont terminé leur travail. C’est absolument neuf.

Les shows privés (sortes d’expositions-vente), les panoramas ou le « musée » de Mme Tussaud ont-ils eu une influence sur la constitution des musées ?

Il faut considérer l’offre muséale dans une offre de spectacles globale. En fait, il y a une circulation et même un impact d’un système de spectacles à l’autre, du privé au public. En France, on peine à penser le rapport entre le privé et le public. Le mythe de la naissance du musée à la Révolution française grâce à la puissance publique en est un très bel exemple. La tradition anglaise est complètement différente, car l’État s’y fait le plus petit possible afin de laisser l’initiative privée se développer. Le modèle de pensée français a marqué les traditions historiographiques et mon seul but est de dire : ayez le courage d’investiguer les a priori secrets de votre analyse.

Notre scénographie est-elle aussi héritée des « shows » ?

Il existe une force centrale qui travaille le monde des musées, c’est l’imaginaire collectif. Un Walter Scott [poète et écrivain] a plus fait pour l’histoire du Moyen Âge que tous les historiens de l’art d’Angleterre et la graveyard poetry anglaise, largement traduite en France, y a fait plus que tous les écrits d’« antiquaires » [au sens ancien] comme Alexandre Lenoir [médiéviste, conservateur de musée]. Mais la force de Lenoir est d’avoir compris qu’il fallait d’abord nourrir cet imaginaire à l’aide d’une scénographie puisant ses modèles dans le domaine du théâtre. Ce n’est pas un hasard si c’est un Anglais, [l’historien de l’art] Francis Haskell, qui a redécouvert et valorisé le Musée des monuments français de Lenoir, avant les Français, lesquels ont longtemps écarté Lenoir de l’historiographie des collections parce qu’il n’était pas un scientifique. Ce qui était scientifique, c’était le Louvre de Dominique-Vivant Denon, auquel, à mon avis, les trois quarts de la population ne comprenaient absolument rien. Pourtant, j’ai lu une immense quantité de Mémoires d’Anglais, d’Allemands, de Français du XIXe siècle : la chose dont ils parlent avec le plus d’enthousiasme, c’est le Musée des monuments français. Ce qui est véritablement moteur dans le musée, c’est l’imaginaire, et l’une des composantes principales de l’histoire du regard est le corps humain. La cinétique est une grande passion du XIXe siècle. Cela se traduit par des expériences comme le diorama, au début du XIXe siècle. Or, dès l’instant où vous considérez le musée non plus comme une institution offrant une muséographie fixe et monumentale mais comme un lieu que vous investissez avec votre corps dans une temporalité, vous changez toute la perspective.

La France subit le poids de la puissance publique. Que peut en dire le Suisse que vous êtes ?

En Suisse, ce sont les cantons qui sont les grands acteurs de la culture et il y a une quantité énorme de fondations culturelles privées. J’ai participé il y a quelques années à un colloque au ministère de la Culture français sur ce thème. J’y ai appris que la quantité d’argent apportée par le mécénat était la même en Suisse, pour 7 millions d’habitants, qu’en France pour 60 millions. En Suisse, la Confédération aide à mener des projets, accorde des fonds spéciaux, mais elle voit son rôle comme subsidiaire.

Est-ce confortable d’y enseigner ?

C’est une chance extraordinaire. J’ai peu d’étudiants, tous polyglottes et comprenant le latin, et je peux enseigner ce que je veux. Notre master en études muséales coûte très cher à l’université et nous ne faisons payer aux étudiants que les taxes normales, extrêmement faibles. C’est démocratique. La Suisse me plaît également parce qu’elle est à la frontière entre quatre langues. Vous apprenez à penser une réalité en trois langues différentes au moins et c’est irremplaçable. À Oxford, j’ai dû rédiger mon doctorat en anglais et ç’a été une souffrance terrible. Je me suis rendu compte que je devais défaire pièce à pièce tout l’enseignement que j’avais reçu à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ce n’est qu’après avoir accepté ça que j’ai pu incorporer dans mes études anglaises ce que j’avais appris à Paris.

Que pensez-vous de la situation de l’histoire de l’art en France ?

Un travail énorme a été fait pour établir une nouvelle relation entre universités et musées. Mais, en France, l’histoire de l’art n’a aucun statut. Il n’y a pas d’agrégation et, dans la plupart des universités, les historiens gouvernent toutes les élections de professeurs d’histoire de l’art. Si bien que l’histoire des collections est une histoire sociale où l’objet peut être mis entre parenthèses tandis que l’histoire des musées est vue comme une histoire des institutions, des sociabilités, des transferts culturels – toutes ces grandes choses très intéressantes mais complètement inopérantes si on ne produit pas une lecture de fond de ce qu’est une collection. L’Allemagne et les pays anglo-saxons ont plusieurs longueurs d’avance là-dessus.

Que pensez-vous du Louvre-Abou Dhabi ?

J’ai une position mitigée. La collection d’arts décoratifs et d’objets scientifiques est excellente et fait la part belle à l’Islam. En revanche, la collection des beaux-arts me semble relever d’un modèle qui date du XIXe siècle où l’Europe est le centre du monde. Pourquoi avoir acheté un Ingres qui est une réplique de l’un de ceux qui se trouvent au Louvre ? Beaucoup d’œuvres ont été acquises, dont certaines de qualité un peu problématique, parce qu’elles sont signés de noms rendus canoniques par l’histoire de l’art contemporaine. C’est peut-être une maladie de jeunesse… Ce projet est fascinant parce qu’il est encore très lié au musée tel qu’il a été généré par les Expositions universelles après 1851. C’est le modèle de la globalisation heureuse. Mais on sait aujourd’hui que la globalisation n’est pas heureuse et le musée devra se confronter à cette réalité.

De quelle manière ?

Le musée doit être une caisse de résonance des grands problèmes qui se posent aujourd’hui. La plupart des gens vivent dans un présentisme qui m’effraie, les œuvres du passé les intéressent de moins en moins. Il faut dépenser beaucoup plus d’énergie qu’avant pour initier la population à la longue durée, la seule connaissance qui apporte de la profondeur à notre présent. Le musée est le lieu idéal où cette prise de conscience doit avoir lieu. Regardez la transformation du Rijksmuseum d’Amsterdam. On y a accepté de supprimer les départements et de créer un dispositif transversal qui explique comment la découverte de l’Orient accompagne le colonialisme hollandais et montre le lien entre la création d’œuvres d’art, l’exploitation du milieu et le développement de la marine. C’est une très grande réussite européenne et, de ce point de vue, le Louvre-Lens [Pas-de-Calais] va aussi dans la bonne direction. Il y a là un immense potentiel.

Les musées n’ont-ils pas fait d’énormes progrès dans la médiation ?

Je suis intervenu pour la Chaire du Louvre et j’ai été très impressionné par le département dont elle dépend, c’est-à-dire non seulement l’équipe de l’Auditorium mais aussi toutes celles qui s’occupent de la médiation, des réseaux sociaux. Cela reste très coûteux et seuls les grands musées peuvent se le permettre à ce niveau. Ce qui me semble déjà important, c’est d’organiser la construction scientifique des expositions en même temps que leur médiation.

Comptiez-vous beaucoup d’auditeurs à la Chaire du Louvre ?

Oui, la salle de 500 places était pleine. Il y avait beaucoup de jeunes, un très bon signe. Mon ambition est de produire une nouvelle histoire des collections que les jeunes passionnés par l’histoire de l’art mais aussi par l’histoire des cultures soient capables d’apprécier et à laquelle ils puissent s’identifier. J’ai l’impression que là j’ai réussi partiellement mon défi.

Vous qui êtes collectionneur, que pensez-vous de la spéculation actuelle sur les œuvres ?

La spéculation a toujours été une composante importante de l’histoire des collections. Ce qui change, c’est l’accélération. Aujourd’hui, le marché va tellement vite que les collectionneurs n’ont plus le temps de solliciter une analyse qui leur prouverait que tel Max Ernst, par exemple, a été fait il y a dix ans, ce qui pose de légers problèmes de chronologie. Le pire est qu’on pense que le monde est rationnel. Moi, je le vois gouverné par des puissances magiques.

Peut-on voir en Jacob Burckhardt, que vous évoquez au début de votre livre, la vieille Europe confrontée, comme aujourd’hui, à un changement ontologique ?

Ce qui m’a rapproché de Burckhardt, c’est non seulement le brillant historien de la culture qui, de son petit poste de Bâle, arrive à produire un monument d’une importance incroyable, mais aussi le fait que cet homme a essayé de répondre au tragique du XIXe siècle. Il voit avec horreur la montée du nationalisme et de la civilisation industrielle dont il comprend bien les dangers. Sa volonté de se mettre à l’écart à Bâle pour y trouver un poste d’analyste, cette sorte de distance face à une réalité qui se développe de manière ravageuse me semble tout à fait intéressantes. Il y a une vertu thérapeutique du travail de l’historien de la culture, dans la mesure où il permet de regarder le présent avec les mêmes yeux que le passé. En cela, je suis vraiment un disciple de Burckhardt. Sans cette capacité à vous plonger dans la folie de temps antérieurs, vous ne parvenez pas à regarder votre siècle de manière intéressante.

 

 

Pascal Griener, Pour une histoire du regard, l’expérience du musée au XIXe siècle
, éd. Hazan/Louvre Éditions, 25 €. www.louvre.fr/la-chaire-du-louvre

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Le regard éclairé de Pascal Griener sur les musées

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