ENTRE-DEUX-GUERRES

Le visage sombre de Weimar

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2017 - 770 mots

Ville déshumanisée, désillusion et prostitution, l’exposition de la Schirn Kunsthalle à Francfort met davantage en avant, au travers de la Nouvelle Objectivité, cet aspect de l’Allemagne que l’esprit utopique du Bauhaus.

Francfort-sur-le-Main. Les œuvres réunies à la Schirn Kunsthalle, habituellement disséminées un peu partout dans les musées allemands mais aussi ailleurs, sont exceptionnelles. Elles offrent une représentation souvent critique de la République de Weimar (1919-1933), par des artistes transcrivant la dure et complexe réalité de cette période.

Peu connue en France, sans pour autant être véritablement populaire en Allemagne, la production picturale présentée appartient essentiellement à la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit). Cette forme de néoclassicisme, apparue sur la scène allemande au début des années 1920, a été consacrée par l’exposition très médiatisée et qualifiée de « post-expressionniste » qui s’est tenue à la Kunsthalle de Mannheim en 1925. La Nouvelle Objectivité se caractérise par une volonté de représenter le réel sans fard. Jugement ou constat, elle tend un miroir froid à la société malsaine et corrompue de l’après-Première Guerre mondiale.

La lutte des femmes très présente
Le parcours décline les différents thèmes abordés par les peintres : revendications sociales, chômage, sport, portraits ou encore loisirs urbains – cafés, dancings, music-halls, mais surtout lieux de débauche, bordels. Selon Ingrid Pfeiffer, commissaire de l’exposition, ils s’inscrivent dans une vision politique de cette période trop souvent réduite à l’image cliché véhiculée par des films comme Cabaret (1972) de Bob Fosse. Sans doute, mais dans ce cas, le titre, « Splendeurs et misères dans la République de Weimar », est trompeur. Le reproche principal qui peut être fait à cette manifestation est d’omettre toute évocation de l’enthousiasme qui caractérise les créateurs de cette époque, désireux de participer à ce qui leur semble être un véritable changement de société. Sans parler de l’utopie qui sous-tend le projet du Bauhaus ; il aurait fallu au moins mentionner la production plastique des groupes d’artistes affiliés aux idéologies communiste, spartakiste, anarchiste ou social-démocrate. Ces derniers croient alors qu’ils peuvent non seulement modifier l’art, mais également participer à une révolution susceptible de transformer leur pays en profondeur. Si les résultats esthétiques restent éphémères – se matérialisant essentiellement sous la forme d’une quantité importante d’affiches –, ils illustrent une période euphorique de quelques mois avant que la désillusion ne s’installe.

C’est cette désillusion qui domine dans les toiles exposées. À une exception près, celle de la lutte des femmes, qui trouve, à juste titre, une place importante dans l’exposition. Ces dernières, non seulement s’intègrent dans le monde du travail et occupent de nouvelles professions, mais réclament le droit de disposer de leur corps – avortement, contraception. Si les images qui traitent directement ces thèmes sont relativement rares – hormis quelques exemples d’une grossesse non désirée (Hanna Nagel, Le Paragraphe, 1931), elles témoignent néanmoins d’une présence accrue des femmes dans l’espace public (Jeanne Mammen, Café Nollendorf [1931], Gerta Overbeck, Au café, [1923]). Près du tiers des artistes présentés à Francfort sont des femmes, preuve éclatante de cette transformation. En revanche, on peut difficilement admettre, comme semble le suggérer Ingrid Pfeiffer, que la représentation empathique qui est donnée là de la prostituée, à la différence de la vision critique de cette dernière par les expressionnistes, soit une véritable amélioration de l’image de la femme.

Ailleurs, c’est la ville qui devient un thème majeur dans la représentation de la République de Weimar. D’une part, selon la tradition expressionniste, la ville se caractérise par ses excès ; le spectateur est pris dans un tourbillon de scènes extravagantes – George Grosz, Otto Dix ou même Rudolf Schlichter (Attaque au bordel, 1919). D’autre part, les peintres de la Nouvelle Objectivité, fascinés par la civilisation industrielle et le machinisme, réalisent des paysages urbains déshumanisés, vision fonctionnelle, dénuée de toute valeur sentimentale ou aspect émotionnel. Quelques années après le Précisionnisme américain, les artistes allemands exécutent, à l’aide de puissants volumes recouverts de couleurs pures et lisses, méticuleusement peintes, des cheminées, des raffineries de pétrole ou des stations de train, dont une, splendide et glaçante, est de la main de Karl Völker (Station de train, 1924-1926).

Plus ambigu encore est le chapitre sur lequel s’achève l’exposition, soit le Réalisme magique, une variante onirique de la Nouvelle Objectivité. Chez Franz Radziwill, d’étranges corps célestes planent au-dessus d’un monde immobile ; avions en forme d’insecte et cercueils sont chez lui des motifs récurrents, visant à rendre, sous des allures féeriques, une réalité que frôle la catastrophe (La Grève [1931], La Chute mortelle de Karl Buchstätter, 1928). Cette catastrophe à venir qui s’avance à peine masquée s’appelle le Troisième Reich.

Splendeurs et misères dans la République de Weimar,
jusqu’au 25 février 2018, Schirn Kunsthalle, Römerberg 6, Francfort-sur-le-Main
Légende photo

Jeanne Mammen, Le mercredi des Cendres, 1926, aquarelle, 34 x 29 cm, collection particulière, Berlin © Photo : Mathias Schormann

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Le visage sombre de Weimar

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