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Les tribulations d’« Old Flo » la mal-aimée

Par Tristan de Bourbon, correspondant à Londres · Le Journal des Arts

Le 29 novembre 2017 - 856 mots

ROYAUME-UNI

Acquis par la municipalité londonienne en 1962, ce bronze de Henry Moore avait été placé dans le jardin d’un logement social. Ce symbole de la réhabilitation de l’est de Londres vient pourtant d’être déplacé dans un quartier huppé.

Londres. « Old Flo » est de retour dans l’est de Londres ! « Old Flo » ? C’est le surnom de l’une des statues les plus connues des Britanniques, Femme assise drapée, exécutée par le sculpteur Henry Moore. Cette notoriété tient autant à son histoire qu’à sa forme, toutes deux intimement liées à l’idéologie politique et sociale du plus célèbre des sculpteurs britanniques du siècle dernier. Henry Moore (1898-1986), était en effet un fervent socialiste. En 1933, il rejoint à 35 ans l’Association internationale des artistes, qui vise à utiliser l’art comme une arme dans la lutte des classes. À partir de 1940, il est employé par l’État pour dépeindre la vie des Londoniens pendant les bombardements allemands, et en particulier leurs nuits passées dans les couloirs souterrains du métro.

L’après-guerre lui est bénéfique. S’il accompagne naturellement de ses vœux la victoire du parti travailliste et la création de l’État-providence, il profite également de la volonté du Conseil du comté de Londres de réhabiliter ses quartiers. Les autorités lui commandent ou acquièrent cinq de ses œuvres à travers le Programme de patronage des arts, et les répartissent principalement dans les zones excentrées de la ville. Parmi celle-ci, la dernière copie disponible de Femme assise drapée, réalisée en six exemplaires en 1957-1958. Elle est acquise en 1962 pour 7 000 livres sterling, une somme importante pour l’époque malgré le mythe persistant qu’elle fut léguée ou bradée par l’artiste. L’installation en 1963 de ce bronze de 2,50 mètres de haut, 2 mètres de large et pesant 1,6 tonne au beau milieu des logements sociaux du Stifford Estate à Stepney, dans l’est ouvrier de la capitale, est accueillie avec stupéfaction. Elle est qualifiée de « monstruosité » et de « moche » par la presse locale et récolte rapidement le surnom de « vieille Flo ».

Une sculpture longtemps oubliée qui réapparaît
Mal-aimée, Old Flo, dont le drapé et les traits s’inspirent directement des croquis de Moore des Londoniens assoupis dans le métro, devient néanmoins l’un des symboles de la reconstruction d’un Est londonien ravagé par le Blitz. Les mentalités ne sont pas les seules à évoluer. Au gré des changements des structures administratives de la capitale, le Stifford Estate, et avec lui Old Flo, est rattaché à la municipalité de Tower Hamlets. Cela ne change pas grand-chose au devenir de la statue : en pleine vague de thatchérisme, suivant le sort des dizaines d’œuvres monumentales acquises par l’ancien Conseil du comté de Londres, elle est oubliée et n’est plus entretenue. Les enfants grimpent sur Old Flo, d’autres y cassent des bouteilles, tandis qu’elle gît au milieu d’une pelouse pelée, sans plaque. Jusqu’à ce qu’en 1997, à l’annonce de la démolition du Stifford Estate, les autorités ne la déplacent « temporairement » jusqu’au Parc de sculpture du Yorkshire, situé à 300 kilomètres de là. La sculpture disparaît plus encore de la mémoire collective londonienne.

Le 3 octobre 2012, Lutfur Rahman, le maire de Tower Hamlets, la sort de l’oubli. Le rapport de la municipalité explique qu’« après une telle absence [de Londres], il est approprié de réfléchir au but de cette œuvre d’art et à la façon dont elle pourrait bénéficier du mieux possible à la communauté de Tower Hamlets, comme cela avait initialement été prévu ». Pour faire face aux mesures d’austérité décidées en 2010 par le gouvernement conservateur, qui créeront selon le maire un trou de 100 millions de livres sterling (115 millions d’euros) dans le budget de la localité au cours des trois années à venir, celui-ci décide que ce « mieux possible » réside dans sa mise en vente chez Christie’s quatre mois plus tard. Il espère en obtenir 20 millions de livres.

Dès que cette annonce est médiatisée, un vaste mouvement de contestation se met en place. Le réalisateur Danny Boyle, qui vient de diriger la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été de Londres, rappelle l’importance de cette sculpture, « qui défie tous les préjugés sur les quartiers les plus pauvres de Londres. Rien que pour cela, elle est inestimable pour chacun de ses résidents ». Las, le maire ne transige pas. Il faudra le lancement d’une bataille judiciaire pour que la vente soit suspendue : la municipalité voisine de Bromley se réclame de la propriété réelle de l’œuvre. Si la justice lui donne tort trois ans plus tard, le maire de Tower Hamlets a entre-temps été démis de ses fonctions et son successeur promet de rapporter la sculpture à ses administrés. Les habitants du quartier de Stepney n’en bénéficieront pourtant pas : elle a été installée fin octobre au cœur de Canary Wharf, le second quartier financier de la capitale, lui aussi situé dans Tower Hamlets. Imaginer « Old Flo » face aux sièges de grandes banques internationales, voilà qui aurait sans doute fait frémir Henry Moore. Et pourtant : sa nouvelle vie semble on ne peut plus caractéristique de l’évolution politique du Royaume-Uni.

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La Femme assise drapée Femme assise drapée d'Henry Moore en novembre 2017 dans son nouvel environnement, Canary Wharf, second quartier financier de Londres © Photo : T. de Bourbon

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°490 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Les tribulations d’« Old Flo » la mal-aimée

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