Patrimoine

La langue française est une œuvre d’art vivante

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 31 octobre 2017 - 723 mots

PARIS

Il est des sujets dont on ne parle pas, de peur de réveiller des morts. Ils ne font jamais la « une » des médias ; les mots qui les désignent sont en soi assez rébarbatifs pour faire fuir toute personne soucieuse de son confort, tout journaliste soucieux de son audience, tout homme politique soucieux de son électorat, tout intellectuel soucieux de paraître dans l’air du temps.

La Francophonie est de ceux-là. Personne n’y comprend rien. Ce n’est jamais d’actualité. Et cela n’est pas un sujet gratifiant de bataille médiatique.

Pourtant, bien des sujets majeurs y renvoient. Depuis l’absurde débat sur l’écriture inclusive, qu’on n’aurait jamais dû laisser aller si loin, jusqu’à la question de l’intégration des réfugiés, en passant par le débat sur la laïcité : tout cela serait si simple à régler si on ne laissait pas piétiner la langue française, la culture française et les valeurs qu’elles portent.

Ce manque d’intérêt se manifeste de mille façons. D’abord dans le scandale oublié des institutions francophones, dévoyées en une « sous-sous-ONU » au petit pied, dirigée par des sous-diplomates mondains, dont la défense de la langue est la dernière des préoccupations, se croyant à même de régler des conflits dont personne ne les a chargés et tous occupés à pérenniser leurs postes, de cocktails en dîners, de voyages en conférences.

Ensuite, le scandale de l’administration française supposée en avoir la charge : les rares moyens consacrés à cet enjeu stratégique majeur sont dispersés entre plusieurs ministères, agences et autres services, sans aucune cohérence, sans aucun plan de bataille. En particulier, jamais le ministère des Affaires étrangères, ni celui de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur, ni celui de la Culture n’ont pris cet enjeu au sérieux. Jamais. Il y a pourtant, dans leurs services (sous les ordres, trop souvent, de parasites politiquement bien introduits), des universitaires de grande compétence, des hauts fonctionnaires passionnés, des experts magnifiques. Seulement personne ne leur a jamais fixé un cadre ni donné des moyens.

Si on ajoute l’usage pathétique de l’anglais par nos diplomates, la tenue de réunions en anglais entre cadres français dans les entreprises françaises, c’est un miracle si le français ne recule pas plus qu’il ne le fait.

Et pourtant, c’est un enjeu majeur pour la France. On peut même dire que la Francophonie est, avec la mer, le principal champ de conquête inexploré, où tout se jouera dans les décennies à venir.

Si l’on veut avoir une voix dans le monde, si l’on veut pouvoir s’appuyer sur l’énorme force économique à venir des pays francophones, si l’on veut ne pas décourager l’immense influence des innombrables francophiles (même et surtout dans les pays non francophones), il faut porter haut et fort cette ambition. Pour cela, il faut d’abord défendre l’enseignement français à l’étranger, du primaire au supérieur ; promouvoir l’audiovisuel français et attirer en France des talents de toute nature. Cela passe aussi par la concentration de notre aide au développement dans les pays francophones. Et d’abord au Sahel et à la République démocratique du Congo : dans trente ans, ces pays dépasseront les 400 millions d’habitants, qui devraient être francophones si l’on s’y prend bien.

L’art lui-même en a besoin. Non seulement la littérature, et les autres arts utilisant les mots, comme la chanson et le cinéma. Mais les autres aussi. Comme il existe un Festival du cinéma francophone [à Angoulême], fort bienvenu, il faudrait des rencontres francophones de la photographie, de la danse, de la musique, de l’art contemporain. Ces rencontres, qui existent d’une façon plus ou moins discrète, donneraient vie plus encore au paradigme de la pensée français, fait d’élégance et de rigueur, d’audace et de transgression, dont la source se trouve chez Rabelais et chez Pascal.

Il est aussi essentiel de rassembler tous les francophiles du monde. Il doit devenir « à la mode » de parler français et d’aimer la France. Ce ne serait pas très difficile : il suffirait que la France le veuille pour que tous les francophones du monde se manifestent. Pour cela, il serait urgent d’en faire un grand combat national. Et de désigner un ministre en charge de cet enjeu.

La langue française est une œuvre d’art, vivante, en perpétuelle transformation. C’est une plate-forme commune à des centaines de millions de gens. Cessons de la considérer comme un chef-d’œuvre en péril, pour la donner en partage aux meilleurs du monde.

Légende photo

Drapeau français | Photo sous Licence Domaine public CC0 1.0 via publicdomainpictures.net

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°488 du 3 novembre 2017, avec le titre suivant : La langue française est une œuvre d’art vivante

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque