Art contemporain

RENCONTRE

Tahar Ben Jelloun peintre de la joie retrouvée

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2017 - 1120 mots

Après la publication, au printemps, de onze de ses romans dans la collection « Quarto » chez Gallimard, l’écrivain et poète expose cet automne, à l’Institut du monde arabe et à la galerie Patrice Trigano, à Paris, une autre facette de sa création : ses toiles graphiques et colorées.

Paris. « J’écris sur la douleur du monde et je peins la lumière du monde », glisse Tahar Ben Jelloun en riant, le menton posé au creux de la main. Les canapés du salon, tournés vers l’ancienne École polytechnique perchée sur la montagne Sainte-Geneviève, sont recouverts de toiles joyeuses, pleines de légèreté et de mouvement, emplies de signes abstraits. « Vous voyez ce papillon ?, lance-t-il en désignant un tableau très coloré exécuté dans sa maison de Tanger. Une dame malade qui habite Marrakech m’a dit qu’elle l’avait mis dans sa chambre et que cela lui faisait du bien. »

L’écriture est sa respiration. La peinture, sa manière d’exalter la joie retrouvée. « J’ai toujours dessiné et gribouillé », explique-t-il en montrant au visiteur ses carnets emplis d’arabesques, de vagues, d’étoiles et de lignes tordues. Il s’absente quelques instants et revient les bras chargés des maquettes des futurs vitraux de l’église du Thoureil, un petit village d’Anjou situé sur la rive gauche de la Loire. « C’est Jérôme Clément [ancien président d’Arte] qui a soufflé mon nom au conseil municipal. [L’artiste] Gérard Garouste, qui avait été sollicité, n’a pas voulu s’en charger », explique d’une voix douce cet homme qui œuvre, depuis des décennies, pour la paix et la liberté d’expression.
 

Un « autodidacte absolu »

Debout au milieu de la pièce, il s’applique, entre deux appels téléphoniques, à dérouler sur le parquet de grandes feuilles rectangulaires parcourues de signes – fleurs, motifs végétaux, flammes – peints dans des couleurs franches. À l’image de Fès, sa ville natale, capitale spirituelle et culturelle du Maroc, dans laquelle coexiste depuis toujours une double culture orientale et occidentale, Tahar Ben Jelloun jette des ponts entre deux mondes. Installé à Paris depuis les années 1970, l’écrivain francophone parmi les plus traduits au monde exécute, aujourd’hui, des peintures qui marient art moderne occidental et tradition orientale. On y retrouve l’influence de Matisse et de Paul Klee mais aussi des motifs empruntés à l’art et à l’artisanat marocain : hayti (tissu multicolore), signes arabes, marabouts, portes ouvertes sur la mer ou le ciel.

« Je suis un autodidacte absolu. Personne ne m’a jamais appris à peindre. J’ai toujours dessiné. Je dessinais avant d’avoir appris à écrire. Je faisais des portraits de certains membres de ma famille en exagérant leurs traits. Plus tard, le dessin est devenu une manie », relate Tahar Ben Jelloun qui dit passer son temps à gribouiller. À l’aide d’un feutre ou d’un crayon, pour aiguiser sa réflexion ou tuer l’ennui. Son péché mignon ? Détourner les papiers officiels. Il bariole de couleurs fluorescentes et de signes obsessionnels les cartons d’invitation reçus d’un président de la République, d’un ministre ou d’un ambassadeur.

Matisse et Giacometti
Un beau jour, Lorenzo Zichichi, un ami italien éditeur et commissaire d’exposition, lui emprunte quelques dessins qu’il fait agrandir et projeter sur des toiles de plus de un mètre. « Il m’a invité à venir le rejoindre à Rome. Il m’a donné une boîte de couleurs et m’a dit : “mets-toi au travail.” Pour lui faire plaisir, j’ai colorié une grande toile qu’il a exposée dans un palais à Palerme à côté de peintres italiens. » Rebelote à Rome en avril 2013 avec une quarantaine de toiles signées Tahar Ben Jelloun. Le jour du vernissage, le musée est bondé. La presse salue son travail mais l’écrivain ne se résout pas à prendre son œuvre graphique au sérieux. Il soutient mordicus qu’il n’est pas peintre mais écrivain. Que ses dessins sont gratuits, absolument sans message et sans aucune utilité.

« Ma première vraie rencontre avec l’art ? Cela a été la découverte de l’œuvre de Giacometti et de Matisse », indique l’artiste arrivé en France sans aucune culture artistique. Jean Genet, son premier maître en écriture, est aussi celui qui lui a fait découvrir l’œuvre du sculpteur suisse. Dans La Plus Haute des solitudes, roman écrit en 1977 [Seuil] qui évoque les difficultés affectives et sexuelles des travailleurs immigrés maghrébins en France, Tahar Ben Jelloun retrouve des accents à la Giacometti, cette même compassion à l’égard de la détresse et du malheur humain. Son petit essai Giacometti, la rue d’un seul [Gallimard, 2006] dévoile sa vision intime de l’œuvre de l’artiste né dans les Grisons. « […] face à l’œuvre de Giacometti on se sent remplit d’humilité. On est intimidé parce qu’un homme, à l’écart du monde, à l’écart de toute valeur marchande, a réussi à nous exprimer tous, en creusant la terre, en creusant le métal, et en se souvenant de la tragédie humaine, qu’elle soit immédiate ou lointaine, et qui existe depuis que l’homme humilie l’homme », souligne-il avec le style grave et le ton douloureux familier aux lecteurs de ses romans.

Après l’essai consacré au sculpteur, l’écrivain et poète marocain a rédigé deux lettres (sous la forme d’un livre) adressées à des peintres, à Delacroix d’abord puis à Matisse. « Vous êtes parti avec la lumière nue du Maroc et vous l’avez installée sous le ciel de France […]. Tanger vous manque. Vous vous contentez de retenir en vous sa lumière », écrit-il à l’adresse du peintre du Café marocain (1912-1913).
 

Apprenti plasticien

En 2014, Tahar Ben Jelloun a peint à fresque, au Musée de Lipari (îles Éoliennes), trois murs de 3 mètres de long chacun. En 2015, après Rome, Turin, Palerme, Marrakech et Tanger, il a exposé à Paris à la Galerie du Passage, chez Pierre Passebon, une trentaine de toiles. Six d’entre elles ont été acquises par le roi du Maroc. Cet automne, il montre à la galerie Patrice Trigano un travail sur les portes. « Le fait que des gens dépensent de l’argent en achetant mes toiles montre qu’ils aiment ce que je fais. Cela m’encourage », explique l’apprenti plasticien qui semble pourtant toujours douter de sa légitimité à s’aventurer dans ce milieu. « Tant mieux si mes dessins sont moins aboutis que mes romans, écrit-il. Je les considère comme des motifs de décoration, une invitation à la découverte du songe. »

 

 

1944
Naissance à Fès au Maroc.
1971
Il s’installe à Paris et publie ses premiers poèmes chez Maspero.
1975
Il obtient un doctorat de psychiatrie sociale.
1985
Publication de L’Enfant de sable (Seuil) qui le rend célèbre.
1987
Il obtient le prix Goncourt pour La Nuit sacrée (Seuil).
2013
Il expose ses dessins pour la première fois dans un musée à Rome.
2017
Carte blanche, « J’essaie de peindre la lumière du monde », à l’Institut du monde arabe à Paris (jusqu’au 7 janvier 2018) ; exposition à la galerie Patrice Trigano (jusqu’au 25 novembre).

 

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : Tahar Ben Jelloun peintre de la joie retrouvée

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