AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

À Bilbao, « Guggy » le bien-aimé

Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2017 - 1613 mots

Porté par une architecture audacieuse et une programmation événementielle, le Musée Guggenheim a incontestablement participé à la modernisation de l’ancienne ville industrielle. Nombre de ses habitants lui sont reconnaissants. L’« effet Bilbao » reste cependant isolé en raison des spécificités locales.

Bilbao. « Bilbao est une cité minière riche et laide » : le commentaire d’Ernest Hemingway, de passage au Pays basque espagnol dans les années 1920, est lapidaire. Le voyageur contemporain ne fera pas le même constat, tant la ville, auparavant inexistante à l’échelle européenne, est devenue le symbole d’une renaissance urbaine que chaque édile à la tête d’une municipalité en crise envie.

Avec le 20e anniversaire du Musée Guggenheim, c’est toute une ville et ses habitants qui célèbrent une réussite à la fois économique, urbaine, démographique et culturelle. « Guggy », comme le surnomment affectueusement les habitants, est la figure de proue du chamboulement qu’a connu la cité en l’espace de deux décennies à peine.

Un climat de grande tension sociale
La Bilbao actuelle est dotée de tous les avantages et attributs d’une ville moderne. Mais pour comprendre le bouleversement vécu par ses habitants, il faut se projeter dans les années 1980 et les images d’archives. « Il y avait une crise industrielle sans précédent. Il semblait ne pas y avoir d’espoir, seulement des problèmes : beaucoup de chômage, en particulier parmi les jeunes, un gros problème de drogue, le sentiment d’être dans un tunnel, se remémore Iñaki Esteban, journaliste au quotidien El Correo, basé à Bilbao. Barcelone préparait ses Jeux olympiques, et Séville, son Exposition universelle [les deux événements prévus pour 1992, N.D.L.R.]. Ici, il semblait qu’il n’y avait rien. »

De fait, les années 1980 voient s’effondrer l’activité industrielle de la capitale économique du Pays basque. Fondée sur l’extraction et le traitement du minerai de fer, la prospérité de Bilbao s’est confirmée dans la première moitié du XXe siècle avec l’essor de la construction navale et de l’acier. Tout bascule avec l’émergence de nouvelles économies à l’échelle mondiale. La restructuration des hauts fourneaux de Biscaye provoque des milliers de mises en retraite anticipées et le dépôt de bilan de centaines de petits sous-traitants. Sur les rives de la Nervion, le chômage explose et touche plus de 25 % de la population. Un climat de grande tension règne dans la ville, émaillé de grèves et d’émeutes contre les fermetures qui se multiplient. « Nous devions parier sur un nouveau modèle de ville. Les responsables de l’époque ont fait le pari de la culture comme élément de développement », rappelle Xabier Otxandiano, adjoint au tourisme à la Ville de Bilbao. Un chantier pharaonique s’annonce, que la population va suivre à marche forcée.

Si la ville de Bilbao dénombre environ 345 000 habitants, soit 16 % de la population du Pays basque, son aire métropolitaine recense 955 000 habitants autour de la Nervion, le fleuve de 15 km qui relie Bilbao à la mer. « Une fois les rives étouffées d’usines et de chantiers navals, il est devenu difficile de construire de nouvelles voies de communication entre les deux côtés, puisque le fleuve devait rester navigable d’aval en amont jusqu’à Bilbao », explique Luis Miguel Lus Arana, architecte et urbaniste natif de Bilbao. En 1985, les chantiers navals d’Euskalduna, en plein cœur de Bilbao, ferment : Abandoibarra devient une friche s’étalant sur 34 hectares de sols pollués. « C’était terrible : à ciel ouvert, la preuve concrète de notre désespoir », relate Pedro Angel Alvarado, porte-parole d’une association de riverains. Difficile alors d’imaginer que, douze ans plus tard, le musée de Frank Ghery y ouvrirait ses portes…

Pour l’heure, les politiques, entre le gouvernement basque, la Région de Biscaye et la Ville de Bilbao, réfléchissent tous azimuts. Le parti indépendantiste est majoritaire dans toutes ces instances et le gouvernement va profiter des atouts d’une autonomie accordée en 1980. Il lève l’impôt et dispose de toute latitude pour le redistribuer à sa guise, sans passer par Madrid. Les projets vont être réalisés à grande vitesse, rompant avec l’habituel temps long des aménagements urbains.

Pour résoudre les problèmes de transport et de communication, il faut un moyen de désenclaver la ville : ce sera le fameux métro de Norman Foster, inauguré en 1995, deux ans avant le Guggenheim. « On a senti que les choses commençaient à changer avec le métro », souligne Iñaki Esteban. En 1997, c’est la passerelle Zubizuri, conçue par Santiago Calatrava, qui ouvre aux piétons. « Le Guggenheim arrive dans cette effervescence urbanistique », relève Xabier Otxandiano. Dans un premier temps, les habitants sont sceptiques. Les dépenses publiques engagées, alors même que le chômage stagne, sont difficilement acceptables : le budget de construction, d’un montant de 130 millions d’euros, est pris en charge par les institutions publiques. Le gouvernement basque et la Région financent conjointement, la Mairie cède le terrain. Surtout, « nous étions vus comme les idiots de l’Europe pour avoir accepté ce que personne ne voulait, rendre hommage à la culture “Coca-Cola” et à l’impérialisme américain par la construction d’un “MacGuggenheim” », témoigne Ibon Areso, conseiller municipal de Bilbao en 1991. Les critiques pleuvent localement sur un projet considéré comme « hors sol ». Autour de ces polémiques sur la possible négation de la culture locale, l’organisation armée indépendantiste ETA rôde et tente des actions, heureusement déjouées.

Sentiment de fierté
Mais durant le chantier, les mentalités changent progressivement. Dans le Pays basque, obligation est faite par la loi d’embaucher des entreprises locales pour des travaux financés par des fonds publics. Et la région regorge d’entreprises en bâtiment : le Musée Guggenheim va devenir un très bon client, pourvoyeur d’emplois avant même le premier coup de pioche. Tous les autres chantiers du quartier d’Abandoibarra, devenu un quartier d’affaires et une promenade sur les berges de la Nervion, vont procéder de la même manière, alimentant le secteur du bâtiment et créant des emplois de services à l’intérieur des nouveaux édifices, notamment autour des clusters d’innovation de la métropole de Bilbao.

Le 20 octobre 1997, le musée ouvre ses portes : le monde découvre, sidéré, cet ovni architectural. La Ville de Bilbao va capitaliser sur le succès populaire de son nouvel établissement, devenu la porte d’entrée d’un tourisme régional grâce à son aéroport rénové en 2000.

Depuis, le Guggenheim a cristallisé le sentiment de fierté des habitants : difficilement quantifiable, ce sentiment affleure dans toutes les conversations avec les Bilbayens. Longtemps, San Sebastián était la destination touristique et balnéaire de la région. Désormais, Bilbao lui fait plus que concurrence. Si l’activité industrielle demeure la plus importante, soutenue par le boom économique des années 2000, l’activité touristique et de services explose, créant un cercle vertueux. Selon les données fournies par la Fondation Guggenheim, en 2016, le musée aurait permis la création de 9 000 emplois indirects et générerait 485 millions d’euros de retombées économiques dans le Pays basque, en plus de 66 millions d’euros en recettes fiscales. « En comparaison, les hauts fourneaux de Biscaye employaient 13 000 personnes en 1980 », souligne Pedro Angel Alvarado.

La communication du Guggenheim renforce la présence médiatique de Bilbao sur le plan international, et la fréquentation du musée se répercute sur celle des infrastructures culturelles de la ville. Le Musée des beaux-arts de Bilbao voyait passer par ses portes 90 000 visiteurs en moyenne par an. En 2016, ils étaient 270 000 ; agrandi en 2001, le musée est majoritairement visité par des locaux et des scolaires. Alliée à des expositions d’envergure, l’existence d’un billet couplé avec le Musée Guggenheim n’est pas étrangère à cette forte fréquentation. Le retour à la tête du musée du conservateur Miguel Zugaza, après quinze ans à la direction du Musée du Prado, doit coïncider avec un nouveau plan d’action. « Mais les effets directs restent rares. Par exemple, le secteur des galeries connaît de très mauvais moments, avec des fermetures et des dépôts de bilan engendrés par l’absence de changement générationnel chez les collectionneurs et par la crise [de 2008] », note Iñaki Esteban.

Bilbao fait partie du top 10 des villes les plus chères d’Espagne quant à l’accès au logement. Les prix ont flambé depuis 1997, « mais, tempère le journaliste d’El Correo, je pense qu’ils ont été dus à l’embellissement général de Bilbao et à l’époque de la bulle immobilière, qui a coïncidé avec le décollage du Guggenheim. Il serait exagéré et injuste de le blâmer pour cela ».

18 000 Amis, parmi lesquels une majorité de locaux
Le Guggenheim ne peut pas tout, surtout depuis la crise de 2008 : en juin 2007, le taux de chômage dans le Pays basque n’était que de de 3,4 % ; il se situe actuellement autour de 13 %, et de 15 % à Bilbao. Des voix s’élèvent dans les partis d’opposition, qui accusent la municipalité d’oublier les ouvriers (l’activité industrielle avancée représente 25 % des emplois) au profit d’une fuite en avant vers le secteur touristique. « Notre défi, c’est plus le nombre de nuits par touriste que le nombre de touristes », argumente Xabier Otxandiano, partisan d’un « tourisme de développement durable ». Avec 6 % du PIB, l’activité touristique possède encore de grandes marges de développement selon l’édile : d’ici trois ans, le nombre de nuitées disponibles augmentera de 20 %, avec sept projets d’hôtels, pour une ville qui compte actuellement 1 500 chambres.

Signe de l’affection des habitants pour le musée, le Guggenheim revendique 18 000 Amis, constitués en grande majorité de locaux. Et tous se préparent à célébrer, le 20 octobre, l’anniversaire de « Guggy », la « fierté retrouvée de Bilbao » selon Pedro Angel Alvarado.

1991
Convention cadre signée entre les autorités basques et la Fondation Solomon R. Guggenheim (New York).
1993
Mise en chantier du Musée Guggenheim de Bilbao, conçu par l’architecte Frank Ghery.
1997
Ouverture du Musée Guggenheim de Bilbao.
2014
Accord renouvelé pour vingt ans entre la Fondation Guggenheim et le musée.
Légende Photo :
Le musée Guggenheim à Bilbao en Espagne © Photo Guggenheim Bilbao

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : À Bilbao, « Guggy » le bien-aimé

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