Art moderne

Klee, l’artiste qui rend heureux

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 18 octobre 2017 - 793 mots

La Fondation Beyeler expose le peintre allemand sous l’angle de l’abstraction dans son rapport à la musique ou à l’écriture. De magnifiques ensembles sont présentés.

Riehen/Bâle. On connaît la phrase de Mozart : « Je mets ensemble les notes qui s’aiment. » Il suffit de substituer aux notes des formes et des couleurs pour que surgisse l’œuvre de Klee (1879-1940). Ce rapprochement n’a rien d’arbitraire, pour deux raisons. D’une part, avant de pratiquer la peinture, Klee a reçu une formation de musicien professionnel – il fut violoniste à l’orchestre de Berne en Suisse. D’autre part, le rapprochement entre musique et peinture est suggéré par le langage lui-même : harmonie, symétrie, tonalités, coloris, gamme chromatique… Ces termes employés pour les deux champs semblent leur présupposer un commun enracinement. C’est d’autant plus vrai à l’avènement de l’abstraction, quand la musique, considérée comme la discipline artistique la plus immatérielle, la plus spirituelle, devient le modèle à suivre. Ainsi, en toute logique, de nombreux tableaux présentés à la Fondation Beyeler à Bâle portent des titres comme Courants polyphoniques (1929), Fugue en rouge (1921) ou encore Harmonie ancienne.

Mais le titre n’est qu’un aspect de la relation entretenue avec la musique par Klee, auteur d’une quantité de peintures et de dessins qui sont des transpositions plastiques d’œuvres polyphoniques. Dans l’une des salles sont rassemblés des paysages – essentiellement des jardins – dont la composition évoque des partitions fantaisistes aux lignes colorées et ondoyantes (Petit paysage rythmique, 1920). Plus généralement, la manifestation, qui traite Klee sous l’angle de l’abstraction, montre la manière dont ce dernier fait appel pendant toute son activité à des formes réduites à des signes élémentaires, souvent liés à l’écriture.
 

Logique scripturale

Certes, l’écriture comme moyen de renouveler la pratique picturale fut fréquente dès les premières avant-gardes. Les artistes introduisaient dans leurs toiles des lettres et des mots isolés, des bribes de phrases, sans se soucier de leur portée sémantique. Toutefois, chez Klee comme chez Miró, la lettre devient pictogramme et, renvoyée à ses origines, elle introduit les traces d’une mémoire visuelle, recyclée par l’imaginaire. Une toile comme Tapis de mémoire (1914) est une magnifique démonstration de signes alignés selon un semblant de logique scripturale et qui forment un abécédaire pour une pseudo-écriture ou pour une langue secrète, difficilement lisible. S’agirait-il d’un langage elliptique, d’un jeu élaboré dont le sens reste équivoque ? Écriture secrète, ainsi que s’intitule une œuvre de 1937, affirme clairement que le sens nous échappera toujours, probablement parce que l’artiste transgresse les codes d’un système institué et produit une parole singulière qui ne désigne pas mais suggère.

Le parcours, chronologique, propose quelques ensembles réunis selon des critères stylistiques ou thématiques. Il débute avec les années munichoises quand Klee se lie avec les artistes participant à l’aventure du Blaue Reiter, essentiellement Vassily Kandinsky et August Macke, mais également Robert Delaunay, rencontré à Paris. Affinités électives, car tous ces créateurs sont en quête d’un nouveau langage ; désormais, la valeur esthétique de leurs travaux réside essentiellement dans les rapports entre les formes et les couleurs.

Puis, c’est la « révélation » mythique du paysage méditerranéen et de sa lumière, pendant le voyage à Tunis en 1914. Les aquarelles que Klee en rapporte, des paysages presque transparents, et où l’on distingue des habitations ou des lieux de culte stylisés à l’extrême, ont la légèreté d’un rêve. Suivront des architectures : La Chapelle (1917), Composition urbaine aux fenêtres jaunes (1919) – compositions structurées à l’image d’un puzzle irrégulier. Ces puzzles vont se transformer en échiquiers, ces merveilleux « Carrés magiques », dont plusieurs sont présentés dans une salle remarquable sous l’appellation discutable d’« Abstraction géométrique ». Sans doute Klee ne reste-t-il pas insensible à la tendance constructiviste qui domine au Bauhaus où il enseigne depuis 1921. Cependant, ces damiers, réalisés à partir de rectangles tracés à la main, n’ont rien de la régularité sévère, voire de la rigidité d’une grille. L’expansion de la couleur indique des mouvements et des courants qui circulent ; l’ensemble se voit envahi par un désordre qui nie toute possibilité de stabilité définitive.

Le résultat est-il figuratif ou abstrait ? Abstrait, à écouter Klee décliner tout son vocabulaire : « Les lignes les plus diverses. Taches. Touches estompées. Surfaces lisses. Estompées. Striées. Mouvement ondulant. Mouvement entravé. Articulé. Contre-mouvement. Tressage. Tissage. Maçonnage. Imbrication. Solo. Plusieurs voix. Ligne en train de se perdre. De reprendre vigueur (dynamisme) » (P. K., 2015, Parkstone International) . Mais, ajoute-t-il : « J’ai réussi à convertir directement la nature en mon style. » Comme chez un funambule qui cherche toujours son équilibre mais en évitant tout recours à des figures stables, l’œuvre de Klee reste toujours en suspens.

Il est difficile, voire impossible, de rater une exposition de Klee. Il est toutefois plus difficile de réussir à en faire un moment de grâce. C’est pourtant le cas ici.

 

 

Klee. L’abstraction,
jusqu’au 21 janvier 2018, Fondation Beyeler, Baselstraße, Riehen/Bâle, Suisse.
Légende Photo :
Paul Klee, Courants polyphoniques, 1929, aquarelle et plume sur papier sur carton, 43,9 x 28,9 cm © Photo : bpk/Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf.

 

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°487 du 20 octobre 2017, avec le titre suivant : Klee, l’artiste qui rend heureux

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