ENTRETIEN

Serge Lemoine, historien de l’art : « Jacques Thuillier était un homme engagé, “responsable de son objet” »

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2017 - 869 mots

Le cinquième tome de la collection consacrée à l’historien de l’art disparu en 2011 réunit la presque totalité de ses écrits sur le XIXe siècle, lesquels ont contribué à reconsidérer cette période.

Professeur émérite à la Sorbonne, l’historien de l’art Serge Lemoine a été directeur du Musée de Grenoble puis président du Musée d’Orsay, de 2001 à 2008. Il dirige, aux éditions Faton, la collection « Les écrits de Jacques Thuillier » paraissant depuis 2014 et dont le cinquième opus, L’Art au XIXe siècle, un nouveau regard, a été publié en juin.
 

Ancien élève de Jacques Thuillier (1928-2011) et vice-président de l’association des Amis de Jacques Thuillier, avez-vous été à l’origine de la collection que vous dirigez ?

J’en ai la responsabilité, mais elle est née à l’initiative de son frère, Guy Thuillier, qui a voulu que soient republiés tous les écrits de Jacques Thuillier. Il fallait les mettre en ordre et donner un sens à l’ensemble. On a ainsi des périodes – le XVIIe siècle français –, des monographies comme le volume sur les frères Le Nain, un classement géographique tel l’ouvrage sur la peinture en Lorraine en préparation. Je voulais montrer la grande cohérence de son travail et la morale qu’il contenait.
 

Comment définiriez-vous son apport à l’histoire de l’art du XIXe siècle ?

Il s’est intéressé à ce siècle de façon nouvelle, c’est-à-dire sans a-priori. Le XIXe siècle n’avait pas vraiment été écrit. On croyait en 1960 qu’il y avait une « avant-garde », constituée par l’impressionnisme, qu’une rupture était survenue et que tout ce qui précédait l’art du XXe siècle était à rejeter. C’est tout cela que Jacques Thuillier a reconsidéré, en montrant qu’il s’agissait d’idées fausses qui reposaient sur des questions idéologiques. Il en fait une démonstration extraordinaire quand il se moque de ceux qui prétendent que cette avant-garde coïncide avec les idées politiques de la gauche de l’époque.

Il parle beaucoup de la relation qu’on a établie entre les impressionnistes et la Commune et il la démonte totalement. Il n’y avait pas plus « bourgeois » que Manet, plus « réactionnaire » que Degas ! Jacques Thuillier a regardé sans préjugés ce qu’est réellement le XIXe siècle et montré qu’il y a une continuité entre cette période et celles qui précèdent. Il donne une vue globale qui associe la peinture, l’architecture et la sculpture. Son grand chantier a consisté à réhabiliter les peintres « pompiers » ; il a aussi remis l’impressionnisme à sa place, non pas comme le début de quelque chose de nouveau mais comme la fin d’un très long cycle. Cette vision neuve apparaît dans l’exposition qu’on lui avait demandée au Japon sur le romantisme dont le catalogue complet est publié dans ce volume. Jacques Thuillier y change même l’idée de romantisme.
 

Aujourd’hui, pensez-vous qu’il essaierait d’attirer l’attention des élus locaux sur leurs bâtiments ?

Il le faisait déjà. J’ai publié dans le premier tome, Une vie pour l’histoire de l’art, le texte qu’il a écrit à la fin du XXe siècle où il annonce que le prochain chantier sera de sauver toutes les églises qui vont disparaître au fur et à mesure du temps. C’est ce qui est en train de se passer.
 

Quel auteur était-il ?

D’abord, je crois, un grand écrivain, avec un style extraordinaire que l’on retrouvait d’ailleurs dans son expression orale. Ses conférences étaient d’une tenue magnifique, ses cours lumineux et ses analyses extrêmement fines et sensibles. Chacune de ses interventions touchait juste. Les textes qu’il a publiés pour défendre le marché Saint-Germain, les Halles, la gare d’Orsay sont d’une très grande force.
 

Historien de l’art, lanceur d’alertes, qui était-il vraiment ?

Il était à la fois passionné, amateur d’art : sa collection le démontre tant dans la qualité de chacune de ses œuvres, dans son originalité qui allie la peinture, le dessin et la gravure, et dans son importance en nombre (il a donné par exemple plus de 15 000 dessins et gravures au Musée des beaux-arts de Nancy). Elle témoigne de son goût, de son œil, de ses connaissances et de son intérêt pour ce qui est sincère, en dehors des habitudes. De plus, Jacques Thuillier a peint et dessiné toute sa vie, sans le dire à personne, mais il a tenu à ce qu’on le découvre après sa mort. Cet ensemble part de sa connaissance et de son amour des choses visuelles, qui n’est pas dissocié de son goût de la littérature, de la langue et de sa pratique d’historien. C’était un scientifique, un érudit et un théoricien. Toutes ses recherches, ses réflexions et ses analyses reposent sur la connaissance des œuvres, leur découverte, leur attribution et sur un travail avec les archives, les textes et les documents. Il a été aussi un homme engagé. Il a repris le propos prémonitoire d’André Chastel, qui avait écrit, dans les années 1950, que l’historien de l’art est « responsable de son objet ». Bien sûr, le responsable est le politique, l’État, l’administration, etc. Mais si nous, nous savons qu’un tableau, une fresque, un édifice sont oubliés, menacés de destruction, c’est à nous d’agir pour le faire savoir. C’est à l’historien de l’art par son action, par ses écrits, de contribuer à sauver les choses : il s’agit de sa responsabilité.

 

 

L’Art au XIXe siècle, un nouveau regard,
coll. « Les écrits de Jacques Thuillier », sous la direction de Serge Lemoine, éd. Faton, juin 2017, 49 €.

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°485 du 22 septembre 2017, avec le titre suivant : Serge Lemoine, historien de l’art : « Jacques Thuillier était un homme engagé, “responsable de son objet” »

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