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ENQUÊTE

Musées, des prêts d’œuvres de plus en plus ruineux

Par Isabelle Manca · Le Journal des Arts

Le 20 septembre 2017 - 1936 mots

Emballages inutilement sophistiqués, nombre démultiplié de convoyeurs, primes d’assurance en hausse, financement des restaurations : les coûts liés aux œuvres empruntées pour une exposition connaissent une inflation galopante depuis dix ans.

C’est un refrain que l’on entend régulièrement dans la bouche des commissaires d’exposition :« Nous aurions voulu montrer telle œuvre, malheureusement nous n’avons pas pu l’emprunter. » Dans le milieu des musées, c’est en effet un sujet qui fait consensus ; les prêts sont de plus en plus chers et compliqués à obtenir. « Il y a vraiment un problème général d’augmentation des coûts depuis une dizaine d’années, relève Sylvain Amic, directeur des musées métropolitains de Rouen. Je pense que c’est une responsabilité en partie partagée par la profession parce qu’il y a une hausse importante du nombre d’expositions, ce qui entraîne des mesures toujours plus draconiennes pour des œuvres qui voyagent davantage. Mais aussi parce que la plupart des musées placent le curseur très haut dans leurs demandes. »

Indubitablement, tous les postes de dépense ont flambé : emballage, assurance et bien sûr conditions de transport. « L’évolution des pratiques en matière d’emballage est par exemple délirante, avance une régisseuse. Les mesures réservées hier aux œuvres inestimables ou particulièrement fragiles sont devenues monnaie courante. Avant on réutilisait souvent des caisses en les adaptant avec de la mousse, tandis qu’aujourd’hui on recourt presque systématiquement à des caisses haut de gamme, conçues sur mesure, et même souvent à des caissons climatiques qui sont inutiles pour la majorité des œuvres. » Et ces emballages de luxe, qui peuvent coûter jusqu’à plusieurs milliers d’euros, ne sont qu’un des ingrédients d’une addition salée. « À tel point que l’on peut vraiment se demander si la logique du prêt gratuit existe encore ! », enrage le conservateur d’un petit musée. « Récemment, les exigences de nos confrères étaient telles que notre budget a augmenté de 50 000 euros. Pour une structure comme la nôtre, dont les expositions sont forcément déficitaires, ce n’est pas supportable. Nous avons inévitablement dû revoir notre liste d’œuvres à la baisse. » En l’occurrence, ces prêteurs demandaient le transport exclusif des œuvres en avion, accompagné d’une armada de convoyeurs. Ceux qui ont déjà assisté au montage d’une exposition le savent, cela s’apparente en effet à un véritable ballet de convoyeurs. On peut en compter jusqu’à une soixantaine pour des événements de standing international. Ce qui signifie, concrètement, 60 billets aller-retour, en avion essentiellement et généralement en classe affaires, mais aussi autant de séjours et de « per diem » [enveloppes d’argent] à financer.

Transport, assurance et surveillance, les trois principaux postes de dépense représentent désormais des sommes exorbitantes. « Cela pénalisait déjà les petits musées depuis quelque temps, maintenant ce sont les grands musées de région qui sont menacés dans leur capacité à produire des expositions ambitieuses, explique Sylvain Amic. La prochaine étape ce sont les musées nationaux ; à ce rythme-là nous allons nous retrouver dans un système monopolistique. »

La surenchère
Au Musée des beaux-arts d’Orléans, l’obtention des prêts et la gestion de leurs coûts ont été le nœud gordien de la première rétrospective de Jean-Baptiste Perronneau (1715-1783). Cette présentation qui rassemble 53 pastels – un record – n’a été rendue possible que grâce à la mise en place d’un protocole d’emballage et de transport spécifique. Valérie Luquet, restauratrice en arts graphiques, a d’ailleurs été recrutée afin de concevoir un système de double caisse qui garantit l’intégrité des pastels, et rassure les prêteurs. « Plusieurs prêts ont été obtenus uniquement grâce à ce protocole », précise la directrice du musée, Olivia Voisin. Pour un établissement dont le budget annuel consacré aux expositions est d’environ 200 000 euros, de pareilles dispositions, accompagnant la collecte d’œuvres à travers le monde, ne sont pas indolores. « Si l’on prend seulement le transport des œuvres, il a coûté 170 000 euros, confie la conservatrice. Heureusement beaucoup d’opérations ont été réalisées en interne. Nous avons une équipe technique formée à ce travail ; cela permet de réduire drastiquement les coûts. Chaque fois que nous le pouvons, nous traitons le transport en interne, mais tous les prêteurs ne l’acceptent pas. Avec nos collègues de province, cela fonctionne très bien ; ils comprennent notre démarche car ils sont confrontés aux mêmes difficultés. »

Malgré tous leurs efforts d’optimisation et de réduction des coûts, les musées sont parfois dépourvus face aux demandes abusives de certains prêteurs, qui frôlent le racket. Une des œuvres majeures de Perronneau, le portrait de son frère, n’a par exemple pas pu être présentée à Orléans.« Les conditions de prêt étaient excessives, estime la directrice. Le Musée de l’Ermitage (Saint-Pétersbourg) demandait trois convoyeurs pendant deux semaines et 150 euros deper diem. En tout, ce prêt nous aurait coûté 40 000 euros ! » Ce genre d’exigences est nettement plus répandu qu’on ne pourrait l’imaginer. « Il y a des pays ou des institutions qui ont des standards extrêmement élevés et qui demandent forcément la première classe, l’hôtel 4 étoiles, etc., explique Sylvain Amic. Et c’est un contrat, donc c’est à prendre ou à laisser. Parfois on peut discuter, mais pas toujours. Personnellement, cela fait dix ans que je renonce à emprunter au Japon, en Russie, en Amérique du Sud ou en Israël parce que c’est trop cher. »

Des pratiques discutables
Un autre facteur alourdit sensiblement la facture : l’explosion des valeurs d’assurance. « Nous assistons à une dérive car il y a une financiarisation des prêts de la part de certains musées étrangers, révèle le directeur des musées d’Orléans (*). Particulièrement dans le monde anglo-saxon où certains prêteurs imposent des compagnies d’assurances qui pratiquent des taux très élevés. Ces compagnies ont parfois des accords avec les musées qui nous échappent : ceux-ci leur permettent de bénéficier de ristournes voire d’un retour en cash à la fin de l’exposition s’il n’y a pas d’accident. » Autre pratique déontologiquement discutable ; certains musées sont leurs propres assureurs. Ils peuvent donc fixer le montant de la police d’assurance qu’ils encaissent ensuite sans scrupule. Ce qui n’est ni très transparent ni très éthique.

Le contre-prêt, en plein essor, soulève lui aussi des questions morales, de même qu’il génère des frais supplémentaires. « Le prêt désintéressé, c’est démodé !, peste un conservateur. Nous sommes sans cesse confrontés à des confrères qui n’acceptent de prêter qu’à condition que vous leur rendiez la pareille, en prêtant ensuite une œuvre de votre collection et en prenant évidemment tous les frais en charge. »

Enfin, une autre habitude tend à se généraliser : le financement des restaurations. « Cela s’est totalement banalisé en une décennie, notamment à cause de la baisse des budgets des musées, souligne une conservatrice. Dès que vous demandez une œuvre, vous êtes quasiment sûr que l’on va vous demander de payer sa restauration ; ça peut aller du simple “bichonnage” à la restauration fondamentale. Et en même temps, quand on est soi-même à la tête d’un établissement, on peut comprendre la requête de ses confrères. » Depuis peu, cet usage s’étend à d’onéreuses opérations de conservation préventive. « Il y a des musées qui vont systématiquement vous faire payer la mise sous caisson par exemple. Il faut savoir que cela représente entre 4 000 et 7 000 euros », rappelle Sylvain Amic. Mais, paradoxalement, cette inflation des frais de restauration ne concerne pas nécessairement les artistes les plus chers ou les plus sollicités. Le Musée des beaux-arts d’Orléans en fait actuellement la désagréable l’expérience pour la préparation de la première grande monographie d’Alexandre Antigna (1871-1878). L’exposition de cet artiste qui n’est pourtant pas une star risque d’être la plus chère de l’histoire de l’établissement car bon nombre de ses tableaux sont conservés dans les réserves de musées ou dans des collections particulières. « Presque toutes ses œuvres ont besoin d’être restaurées et il faut compter entre 15 000 à 20 000 euros par pièce. Or, pour l’instant, un seul musée a accepté de partager les frais, résume Olivia Voisin. De plus, une partie des tableaux emblématiques d’Antigna se trouve en collections privées ; dans ce cas, il est presque impossible de négocier. » L’inflation des coûts des prêts a de beaux jours devant elle.

Erratum - 27 septembre 2017

(*) C’est Sylvain Amic, directeur des musées métropolitains de Rouen, et non Olivia Voisin, directrice des musées d’Orléans, qui est l’auteur de la citation : « Nous assistons à une dérive car il y a une financiarisation des prêts de la part de certains musées étrangers. Particulièrement dans le monde anglo-saxon où certains prêteurs imposent des compagnies d’assurances qui pratiquent des taux très élevés. Ces compagnies ont parfois des accords avec les musées qui nous échappent : ceux-ci leur permettent de bénéficier de ristournes voire d’un retour en cash à la fin de l’exposition s’il n’y a pas d’accident. »

 

La résistance s’organise
Pour faire face à l’emballement des coûts du transport d’œuvres, des partenariats-cadres se mettent en place entre musées

Impossible de ne pas l’avoir remarqué, le nombre de grands projets associant musées nationaux et établissements territoriaux a récemment explosé. La forte injonction politique à la décentralisation n’est pas étrangère à cette poussée. Toutefois, celle-ci relève aussi de la volonté sincère de certains responsables de soutenir des musées plus modestes. Cette dynamique d’entraide se manifeste entre autres par l’organisation d’expositions prestigieuses que de petites structures n’auraient pas les moyens d’assumer seules, ne disposant pas non plus du réseau nécessaire. En 2015, un partenariat exceptionnel entre la Bibliothèque nationale de France (BNF) et le château de Blois avait ainsi permis de reconstituer la librairie royale de François Ier dans le palais ligérien. Cet été, la BNF réitère une opération similaire avec le Musée d’art, histoire et archéologie d’Evreux autour de l’insigne collection de manuscrits du cardinal Georges d’Amboise. Parallèlement à ces manifestations ponctuelles, de plus en plus de projets au long cours sont scellés entre établissements. Exemple, quatre musées bénéficient déjà d’une convention de partenariat avec Orsay : le Musée des impressionnismes à Giverny, le Musée Bonnard au Cannet, le Musée Courbet à Ornans et le Musée de Pont-Aven. « Outre un accès facilité aux collections de notre partenaire, cette convention est clairement un label », résumait Estelle Guille des Buttes-Fresneau lors de l’inauguration de la première grande exposition du musée finistérien, au printemps. « Pour les prêteurs étrangers ou privés, c’est assurément un gage de sérieux, un sésame qui rend les négociations plus simples. » Signe de l’efficacité de ce type de collaborations, les conventions de partenariat se généralisent. Les musées métropolitains de Rouen se sont même lancés dans une politique systématique de contractualisation. Alors qu’un accord a déjà été signé avec le Louvre, quatre autres sont en préparation : avec le Centre Pompidou, le Musée d’Orsay, la BNF et enfin avec la Cinémathèque française. « Et nous allons poursuivre cette démarche, explique le directeur des musées, Sylvain Amic. Parce que nous avons besoin de répondre à cette hausse faramineuse des coûts. Cela passe par la mise en place de cadres de travail facilitateurs et par des coopérations entre institutions publiques. Mais au-delà de ces accords, il faut qu’il y ait une vraie prise de conscience de la profession pour que l’on ait un processus d’entraide de fond. »En attendant cette évolution profonde des mentalités, une mesure très concrète pourrait d’ores et déjà alléger un peu l’addition : l’extension de la garantie d’État, réservée aujourd’hui aux seuls établissements nationaux, à tous les musées de France. Cette demande ressurgit régulièrement mais est restée jusqu’ici sans effet. Sa reprise dans le récent rapport sur les « Musées du XXIe siècle » (ministère de la Culture et de la Communication) a suscité beaucoup d’espoir chez de nombreux conservateurs.
Isabelle Manca
 

 

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L'arrivée du chef-d'oeuvre de Monet, Impression, soleil levant, au Musée d'art moderne André-Malraux au Havre. Les conditions du convoyage du tableau ont été tenues secrètes et ont été ultra sécurisées. © photo : MuMA, Le Havre

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°485 du 22 septembre 2017, avec le titre suivant : Musées, des prêts d’œuvres de plus en plus ruineux

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