ENTRETIEN

Wolfgang Tillmans, photographe : « Savoir observer est l’essentiel »

Par Stéphane Renault · Le Journal des Arts

Le 6 septembre 2017 - 884 mots

Le photographe allemand définit son travail par la spontanéité de son processus créatif plutôt que le rituel d’un mode opératoire.

Après la rétrospective que lui a consacrée la Tate Modern, à Londres, le photographe expose près de 200 travaux photographiques réalisés entre 1989 et 2017 à la Fondation Beyeler à Bâle, en Suisse. Des images iconiques qui l’ont fait connaître au début des années 1990 à une production récente plus expérimentale, le parcours met en lumière sa réflexion sur la création d’images.

La composition de vos photographies résulte-t-elle d’une démarche spécifique ?

Beaucoup de photographes opèrent selon un modus operandi unique. Cindy Sherman se met en scène, Nan Goldin est perçue comme étant à 100 % authentique. Personnellement, je n’ai jamais ressenti le besoin de travailler d’une manière en particulier. Il s’agit plus d’un reflet de la façon dont je vois et vis. Certaines images se présentent à moi dans la vie de tous les jours. Parfois, une image qui semble arrangée résulte tout simplement de ce que je trouve, quelque chose de très banal. Mais je peux aussi intervenir, arranger certains éléments, disposer des objets. La majorité de mon travail se situe dans un mélange de hasard et de contrôle. Je ne m’impose aucune règle. Je ne suis pas en train de penser en permanence aux photographies que je pourrais prendre. Je regarde, je suis intéressé par une forme, une texture et à un moment donné je fais une image. C’est un peu L’asperge de Manet. J’essaye toujours de capter un moment particulier, sans tentative de narration. Sans vouloir être trop métaphysique, il y a parfois un moment de clarté, de révélation. À un instant précis, il se passe quelque chose. Le plus difficile est la légèreté, ne pas montrer le travail.

À côté de portraits, de natures mortes, de photographies documentaires, vous exposez des images abstraites de grand format, à la manière de tableaux.Quel cheminement vous a mené à cette non figuration ?

On qualifie à tort ces images d’abstraites. Elles sont tout à fait concrètes. La différence tient à leur origine : elles ne sont pas réalisées avec un appareil photo. J’ai commencé à créer ce type d’image pour me libérer des questions le plus souvent posées sur mon travail : où, qui, quand cette photo a-t-elle été prise ? Le sujet, le propos narratif n’est pas intéressant à mes yeux. Ce qui l’est, c’est le processus créatif. Ces photos sont peintes avec de la lumière sur papier, comme un dessin, mais selon un procédé purement photographique à la chambre noire. Je me vois comme un fabricant d’images, un artiste qui travaille dans une tradition de 30 000 ans de création d’images et non dans celle de 190 ans de photographie. Les nuances, les contrastes m’intéressent, à la manière dont les grands maîtres travaillaient la couleur.

Votre travail a été qualifié de générationnel, reflétant un mode de vie libéré des conventions. Or une forte dimension personnelle s’en dégage. Êtes-vous directement inspiré par votre environnement, votre entourage ?

Penser que mon travail porte uniquement sur le quotidien est un malentendu. Certaines images concernent des scènes intimes, mais aussi des événements très rares, des manifestations activistes, des photographies d’architecture, jusqu’à des photocopieurs utilisés non comme des imprimantes, mais comme des appareils photos. Mon œuvre est inscrite dans le monde. Ce que ­j’essaye de rendre tangible, c’est : comment attribuons-nous de l’importance aux choses ? Par exemple, une lumière soudain étrange dans une pièce. Si vous ne reconnaissez pas une chose, elle n’est rien. Je trouve que le langage et l’histoire de l’art contemporain favorisent toujours l’intention, conceptualisent. Or il ne s‘agit pas tant pour moi de prendre des photos que de savoir observer, qui est l’essentiel.

Vous vous êtes régulièrement engagé pour diverses causes, dernièrement contre le Brexit. Considérez-vous votre travail comme politique ?

Non. Je le fais car je porte un intérêt à la politique. Ce n’est pas la seule raison. Ce qui m’intéresse est de faire de l’art, jouer avec le regard. Mais la façon dont je choisis comment cela fonctionne, où cela se situe, est bien sûr aussi politique. Pourquoi pensons-nous que ceci a de la valeur, est acceptable ou non ? Le beau est toujours politique. C’est ce que la société considère comme attirant, désirable à un moment donné. Cette notion doit être constamment remise en question. D’un point de vue sociétal ou politique, considérer la beauté comme un absolu n’a aucun sens et peut être régressif. La notion de ce qui est beau a changé au cours des siècles. De mon point de vue, voir deux hommes s’embrasser est beau. Or quelqu’un d’une autre génération ou dans un tout autre état d’esprit pensera le contraire. Dans les temps difficiles que nous traversons, je pense important de regarder le monde sans peur ni jugement, de garder confiance en restant curieux, libres y compris dans notre perception des corps, des genres. Aujourd’hui on veut séparer, différencier. Il y a vingt-cinq ans, lorsque j’ai commencé, nous pensions tous que le monde serait moins idéologique, moins dogmatique, moins fermé. Je crois que l’on peut être à la fois joueur et profond, toucher à des valeurs humaines fondamentales. C’est ce que j’ai voulu montrer à travers une certaine liberté et ouverture d’esprit dans mon travail plutôt que par des messages politiques plus directs.

 

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°484 du 8 septembre 2017, avec le titre suivant : Wolfgang Tillmans, photographe : « Savoir observer est l’essentiel »

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