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ENTRETIEN

Xavier Greffe, professeur d’Économie : « il s’agit d’une évolution de l’économie de l’art »

L’art est devenu un marché dont les différents acteurs déterminent de plus en plus la valeur des œuvres. Des relations parfois tumultueuses entre art et argent qui inspirent à ce spécialiste de la politique culturelle une réflexion sur l’économie politique de l’art.

Xavier Greffe. © D.R.
Xavier Greffe.
© D.R.

Xavier Greffe, professeur émérite d’économie à la Sorbonne et à Tokyo (dans le département des politiques culturelles, Grips), a publié plusieurs ouvrages de référence sur la politique culturelle et l’économie du secteur artistique. En 2017, il publie Arts et Argent, où il décompose les mécanismes de formation de la valeur des œuvres d’art, du cinéma au marché de l’art contemporain en passant par l’édition et la musique en ligne.

D’où vient l’idée de ce livre ? Je voulais faire un livre de réflexion sur l’économie politique de l’art. Son objet est de sortir d’une posture qui consiste à souligner les risques et la précarité inhérents au métier artistique, en partant de l’évolution du rôle de l’argent dans le secteur : de moyen de transaction, il est devenu un levier d’arbitrage, d’accumulation, et donc de changement de logique. Pour faire court, le prix sur le marché n’est plus déterminé par la valeur de l’œuvre à un temps T, mais par l’espérance de gain à moyen terme qu’elle représente. On investit dans une œuvre d’art contemporain à l’aune de la plus-value qu’elle peut rapporter.

L’idée que l’art serait un actif comme un autre n’est pas nouvelle. En quoi le phénomène s’est-il accentué récemment ? Plus qu’un changement sur le marché de l’art, il s’agit d’une évolution de l’économie de l’art, plus largement. On n’est plus dans un discours fataliste sur l’artiste maudit dans un monde régi par l’argent. De même, les travaux de Baumol ont régi l’économie de la culture depuis près de cinquante ans (ndlr : économiste américain qui a théorisé l’économie structurellement déficitaire de certaines productions artistiques). L’auteur regrette d’ailleurs souvent l‘utilisation qui en a été faite, celle d’un plaidoyer systématique pour la subvention, à défaut d’autres solutions. Aujourd’hui certains politiques négligent moins l’importance de la culture ; des acteurs s’en sortent plutôt bien, montrant que le secteur a des ressources parfois importantes et pérennes. Mais ce qui change, c’est la part croissante de valeur extrinsèque par rapport à la valeur intrinsèque.

Pouvez-vous résumer ce point essentiel du livre ? La valeur intrinsèque se rapporte à ce qu’on qualifie en général de jugement esthétique : une œuvre est d’abord estimée à l’aune de tous les critères habituels que sont, selon les disciplines, la beauté, l’intelligence, l’originalité… La valeur extrinsèque de l’œuvre est déterminée par ce qu’elle apporte comme outil au bénéfice d’autres secteurs, en termes d’insertion sociale, de capital social, de nouveaux emplois, d’attractivité urbaine. Aujourd’hui, les valeurs extrinsèques ont pris le pas sur les valeurs intrinsèques : on légitime systématiquement l’investissement dans la culture par ses externalités positives. Nous y avons tous participé, avec les nombreuses études (Unesco, Ernst & Young, ministère) sorties ces dernières années. Ce phénomène n’est pas que négatif, parce qu’il contribue à pérenniser l’économie du secteur, en ce qu’il légitime l’investissement dans tous les arts. Mais il modifie les règles qui ont cours depuis longtemps, et, d’une certaine manière, prive l’artiste d’une certaine partie de son « geste » artistique gratuit. Et, surtout, il conduit à arbitrer en permanence les initiatives artistiques à l’aune de critères économiques et sociaux.

Vous pointez les mécanismes de légitimation de la valeur de l’art, de Warhol jusqu’à Koons : vous inscrivez-vous dans la lignée des contempteurs de l’art contemporain, comme Jean Clair ? Non. Je dis que Koons légitime le prix de ses œuvres tantôt par le marché (si quelqu’un est prêt à payer ce prix, cela signifie que ça le vaut), et tantôt par le temps de travail nécessaire (celui des nombreux employés de son atelier) pour produire ses œuvres. Mais je parle en économiste, sans jugement de valeur, pas en historien de l’art.

Vous insistez sur la financiarisation du marché de l’art, alors même que la spéculation à proprement parler ne concerne qu’un petit nombre d’artistes et de collectionneurs. En quoi Larry Gagosian est-il réellement différent de Durand-Ruel ou Leo Castelli ? Ce qui change, c’est le rapport à l’argent et les sommes en jeu. Les acheteurs de Durand-Ruel n’achetaient pas dans l’idée de revendre. Ils avaient conscience de la valeur possible des œuvres, mais dans une logique patrimoniale. Déjà avec Castelli la part de logique spéculative augmente. Aujourd’hui, Gagosian assume pleinement la logique des acheteurs qu’il a en face de lui. Or tous les collectionneurs, même à petit niveau, ont intégré l’idée de la cote et de la bonne affaire grâce à une revente potentielle.

Vous dites que tout marché d’avant-garde est fondé sur la confiance, ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui. Il y a pourtant toujours des acheteurs ? Quand on étudie Durant Ruel, on s’aperçoit que la confiance dans le galeriste est déterminante, côté artiste comme acheteur : toute la filière repose dessus. Chez Gagosian, on n’est pas dans la confiance, mais dans le pari, où l’on souhaite néanmoins réduire la part de risque : je dépense, mais je gagne. Tout marché repose sur la circulation de l’argent, et celui de l’art l’a donc accentuée. L’explication n’est que partiellement satisfaisante, j’en conviens, mais incontestablement le centre de gravité change dans la rationalité des acheteurs. Avant l’argument de vente était, à la limite, tel chez Duveen, « vous serez le premier à le posséder ». Aujourd’hui, Gagosian dit « vous le revendrez deux fois plus ». Témoin l’émergence des « garanties » sur revente.

Vous concluez le livre en parlant des mécanismes de financement créés par Internet dans le domaine culturel. Quels incidences ont-ils ? On voit fleurir de nombreuses études sur le crowdfunding, en espérant que ce système puisse devenir durable, ce qui n’est pas garanti. À cet égard, on peut interroger la pérennité de la loi sur le mécénat de 2003, a fortiori avec un Impôt de solidarité sur la fortune dont l’assiette évoluerait. Si l’on permet d’assumer davantage le caractère fiscalement avantageux du « placement » artistique, le ministère des Finances n’aurait peut-être pas la même incitation à préserver généreusement ses « mécènes ».

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°482 du 23 juin 2017, avec le titre suivant : Xavier Greffe, professeur d’Économie : « il s’agit d’une évolution de l’économie de l’art »

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