RENCONTRE

Jean-Claude Carrière, un athée en quête d’absolu

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 21 juin 2017 - 1128 mots

Ce fils de paysans devenu un auteur prolifique écrit tous les jours. Amateur d’art au regard aiguisé, il dessine avec la même assiduité depuis 70 ans.

Paris. « Homme de gauche non encarté et hédoniste travailleur » : c’est ainsi qu’il se définit. Auteur aux multiples talents – scénariste, adaptateur, écrivain, parolier – Jean-Claude Carrière a conservé, à 85 ans, une étonnante aptitude à se démultiplier. Il vient d’écrire les cinq cents premières pages d’un nouveau livre, Ateliers, dans lequel il relate les obstacles techniques et pratiques qu’il a rencontrés dans son métier d’écrivain de cinéma et de théâtre et la façon dont il les a – ou non – résolus. Il a terminé, au printemps, la rédaction d’un autre livre cosigné avec deux scientifiques, tout en mettant la dernière main à une pièce de théâtre et à la traduction d’un ouvrage de Peter Brook, dont il cherche encore le titre. Enfin, le dernier film de Philippe Garrel, L’amant d’un jour, dont il a cosigné le scénario, sort au même moment sur les écrans.

« J’écris tous les jours. Car, si vous ne travaillez pas un don, il disparaît. Il faut mériter ce que l’on vous a donné. C’est ce que je dis toujours à mes étudiants », lance-t-il posément. Assis dans un large fauteuil à accoudoirs, l’écrivain a des allures de patriarche avec sa barbe bien taillée, ses sourcils broussailleux et sa bedaine dissimulée sous un polo mauve et une veste grise en laine bouillie.

Le Mahabharata, son plus grand défi
Le 3 juin, quelques jours après notre rencontre, l’homme de théâtre était à Montpellier, au Printemps des comédiens qu’il préside, pour raconter Le Mahabharata. Seul en scène avec l’appui d’un musicien indien, il a conté, pendant deux heures, cette gigantesque épopée indienne – plus de 80 000 strophes, l’équivalent de douze fois la Bible – sur laquelle il s’est penché pour la première fois au début des années 1980, avant de la condenser, en un spectacle de 9 heures, donné en 1985, au Festival d’Avignon. « C’est la chose la plus difficile que j’ai faite de toute ma vie. Rien ne m’a demandé plus de travail et ne m’a apporté plus de joie », insiste-t-il, tout en montrant au visiteur une sorte de retable en bois sculpté, trônant derrière lui dans son salon, représentant des épisodes de cette saga. « Il y a trois ans, j’ai rencontré, à l’Université de Berkeley, un professeur de sanscrit de Mumbai qui m’a dit : “Monsieur Carrière, j’utilise votre texte quand je parle à mes élèves du Mahabharata.” C’était la plus belle récompense de ma vie. »

En 2014, il a été récompensé par un Oscar d’honneur pour l’ensemble de son œuvre cinématographique. Des scénarios mémorables comme Heureux anniversaire cosigné avec Pierre Étaix, Oscar 1962 du court-métrage, Le Tambour de Volker Schlöndorff, Palme d’or à Cannes en 1979 et Oscar du meilleur film étranger 1980. Mais aussi La Piscine de Jacques Deray (1969), Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel (1972) ou encore Le Retour de Martin Guerre de Daniel Vigne (1982), César du meilleur scénario 1983.

Au sous-sol de son hôtel particulier du 19e arrondissement de Paris – une ancienne maison de jeux, doublée d’un bordel, abritant un atelier d’artiste qu’occupa Toulouse Lautrec – on découvre, dans le bureau de Jean-Claude Carrière, une facette moins connue de sa création : ses dessins. Une multitude de carnets, classée par année, dort sur des étagères. Des dessins surréalistes, des croquis de voyages – ciels chargés, arbres noueux, personnages typés – réalisés aux quatre coins du monde, lors de ses pérégrinations du Mexique au Yémen, en passant par l’Iran ou l’Inde. Des portraits de personnalités du monde des arts (Luis Buñuel, Jean-Luc Godard, Jean-François Jarrige, etc.) ou de la politique. Mais aussi des quidams qu’il croise dans la rue et dont il décrit les attitudes et les accoutrements avec humour et moult détails. « Ses dessins révèlent un sens aiguisé de l’observation, mais aussi toute sa verve caustique et satirique », souligne l’éditeur Frédéric Pajak qui en a réuni cinq cents dans un bel ouvrage (Dessins d’occasions. Les Cahiers dessinés, 2013). « J’ai une bonne mémoire visuelle. Je dessine tous les jours, de mémoire, de retour chez moi ou à l’hôtel. Je regarde un lieu, un personnage ou une situation – qui pourront être par la suite repris dans un film – que je reproduis sur le papier », explique-t-il. Enfant, ses proches pensaient qu’il deviendrait dessinateur. La rencontre, au collège, d’un professeur qui l’initie aux secrets de la prosodie française, puis, plus tard, celle des réalisateurs Jaques Tati, puis Luis Buñuel réorienteront son parcours vers le théâtre et le cinéma.

Une vocation tardive
« Ce sont toujours les artistes qui sont aux avant-postes, quelles que soient les époques. Ils précèdent souvent leur temps », rappelle le bibliophile collectionneur et ami de Julian Schnabel – dont il possède plusieurs œuvres – qui révèle un vif intérêt pour les arts plastiques. « Je suis frappé par le fait que la peinture impressionniste tardive, les Monet des années 1880, correspondent à l’apparition de l’atome en physique. Ce n’est pas anodin. De même, l’apparition de l’abstraction, au moment des grands massacres de la guerre de la Première Guerre mondiale, ne signifie-t-elle pas que l’on ne veut plus voir la réalité que l’on rend presque méconnaissable ? » Ce fils de paysans de l’Hérault, « élevé dans une maison sans image, ni livre », qui a parlé l’occitan jusqu’à l’âge de 13 ans, ne découvre la peinture classique qu’à l’âge de 22 ans, lors d’une visite à la pinacothèque de Munich, où il tombe en arrêt sur des Rubens. « C’était un choc énorme, explique-t-il, pour quelqu’un qui ne connaissait que les peintres contemporains. Je me rappelle avoir dû m’asseoir en découvrant certaines de ses toiles. » Une quinzaine d’années plus tard, le Louvre lui a proposé de venir commenter, nuitamment, devant des visiteurs du musée, des tableaux de son choix. Il optera notamment pour un tableau d’Eustache Lesueur, La prédication de saint Paul à Ephèse. « Monté sur une pierre, le doigt levé, Saint Paul apparaît comme un véritable ayatollah. En bas du tableau, un esclave noir brûle des livres, des traités de géométrie grecque : la foi brûle la science. Saint Paul nous dit : “Il est inutile d’apprendre. Oubliez le savoir. Croyez ! ”», décrypte Carrière qui n’a jamais caché son athéisme radical. « J’ai la certitude absolue que tous les dieux sont des aventures humaines. En Inde, on dénombre 32 000 divinités. Dans certains villages du sous-continent, quand on a en marre d’un Dieu, on le balance dans une rivière et on en prend un autre » explique, un petit sourire aux lèvres, le baroudeur aux 46 séjours en Inde.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°482 du 23 juin 2017, avec le titre suivant : Jean-Claude Carrière, un athée en quête d’absolu

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