Royaume-Uni - Musée

La chronique d'Emmanuel Fessy

Fenêtre sur cour, version XXIe siècle

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 10 mai 2017 - 548 mots

SOCIETE - En ouvrant en juin 2016 son extension, la Switch House, la Tate Modern augmentait la surface de ses espaces de 60 %, afin de mieux accueillir ses 5,7 millions de visiteurs, le double du nombre escompté lors de son inauguration en 2000.

La nouvelle extension de la Tate Modern, Londres, octobre 2016
La nouvelle extension de la Tate Modern, Londres, octobre 2016
© Photo Ludosane

Elle leur donnait également accès, au dixième étage, à une vaste terrasse offrant une vue unique, à 360°, sur tout Londres et la Tamise. Mais voilà que cinq habitants d’un immeuble voisin attaquent la Tate en justice, arguant que les visiteurs grimpés sur la terrasse les placent sous « une surveillance presque constante » et qu’ils vivent dorénavant comme « des poissons rouges dans un bocal ». Ils exigent la fermeture de la partie sud de la terrasse, celle où stationnent leurs ennemis, voyeurs.

La controverse secoue Londres et son musée phare, mais, comme le jugement qui sera rendu, elle concerne toutes les métropoles où s’élancent ces tours de verre, qui poseront tôt ou tard la question de la frontière entre le respect de la vie privée et la nécessaire cohabitation dans l’espace. Car le bâtiment voisin se présente comme un gigantesque aquarium, la version monumentale de ceux qu’affectionne l’artiste Damien Hirst et qu’expose la Tate. Certains de ses habitants se plaignent d’être salués de la main par des visiteurs de la Switch House, d’avoir vu des photos de leur bel intérieur sur Instagram. Depuis cette terrasse, Alfred Hitchcok pourrait tourner une version contemporaine de son célèbre Fenêtre sur cour (1954). Les habitants du nouveau complexe immobilier Neo Bankside ont choisi de vivre dans des appartements où les murs sont en verre afin de jouir d’une vue exceptionnelle, imprenable dirait-on, mais ils n’acceptent pas la réversibilité de cette transparence, ils veulent tout voir sans être vus. Voilà la contradiction !

Cette transparence n’est pas claire, le refus d’une « visibilisation » est plus complexe. Pour vendre ces appartements luxueux, dont les prix allaient de 1,8 à 22,6 millions d’euros, la publicité vantait précisément le voisinage de la Tate Modern en proclamant « Déménagez à proximité de Warhol, Dalí et Picasso ». Des magazines de décoration regorgent de pages où de riches propriétaires affichent leurs appartements et les trophées en art et design qu’ils ont collectés. Dans sa série sur la collection de Burton et Emily Tremaine (1984), la photographe américaine Louise Lawler magnifie les arrangements de leur intérieur, la valeur décorative attachée à un Jackson Pollock accroché au-dessus d’une porcelaine de Limoges, à un Delaunay voisinant avec une sculpture de Roy Lichtenstein. Quelques années plus tard, la collection était vendue chez Christie’s.

À l’inverse, des Londoniens se plaignent d’être obligés de contempler de banales tours de verre, qui ne sont pas la plus belle réussite de Richard Rogers (coauteur avec Renzo Piano du Centre Pompidou), alors qu’Herzog & de Meuron, avec la Switch House, ont érigé, singularité, une sorte de pyramide de brique. Pot de verre contre pot de terre.

La polémique sociale et esthétique est devenue politique. Neo Bankside est le manifeste d’une stratégie immobilière chassant les classes moyennes de Londres au profit d’investisseurs du Golfe et d’ailleurs. La Tate, elle, défend son libre accès, gratuit, afin d’accueillir le public le plus large possible auquel une affichette demande dorénavant : « S’il vous plaît, respectez la vie privée de nos voisins. » Et Nick Serota, son ancien directeur, a conseillé aux habitants mécontents d’acheter une paire de rideaux.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°479 du 12 mai 2017, avec le titre suivant : Fenêtre sur cour, version XXIe siècle

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque