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Un art officiel tourné vers le passé

L'art contemporain en Russie

MOSCOU / RUSSIE

Tandis que les penchants esthétiques du Kremlin versent dans l’académisme le plus réactionnaire, le ministère de la Culture vient de réaliser qu’il pouvait promouvoir un art contemporain « alternatif » et ultra-conservateur.

L’intérêt de l’État russe pour l’art reflète les préoccupations de l’indéboulonnable président Vladimir Poutine, au pouvoir depuis dix-huit ans. Le budget de la culture ne cesse de diminuer depuis 2012, loin sous la barre des 1 % du budget fédéral, tandis que les dépenses liées à la sécurité du pays en accaparent un gros tiers. Les conquêtes territoriales et la monopolisation du pouvoir laissent à Vladimir Poutine peu de temps à consacrer à ses hobbies : le sport, les voyages, les animaux sauvages, l’histoire et la géographie. Et lorsque le quasi-monarque s’affiche avec des personnalités du monde de la culture, c’est pour inaugurer de nouveaux théâtres ou pour distribuer des médailles aux plus loyaux. Les rapports entre le président et les beaux-arts sont ténus. En 2016, on ne lui connaît que la visite de l’exposition du peintre Valentin Serov (1865-1911) à la galerie Tretyakov, et l’inauguration d’une gigantesque sculpture du Prince Vladimir (par Salavat Chtcherbakov, 62 ans) gardant le flanc occidental du Kremlin.

Artistes de cour
Les goûts de l’élite politique russe s’expriment dans les commandes d’État. Celles-ci échoient invariablement à des artistes résolument imperméables aux courants artistiques du XXe siècle. Dans les couloirs du Kremlin sont accrochées des toiles de Vassili Nesterenko (50 ans), également auteur des fresques ornant la cathédrale (reconstruite en 1999) du ChristSauveur de Moscou. Couvert de médailles de l’État, du patriarcat et même du FSB (services secrets russes, ex-KGB), « Nesterenko peint des superhéros du passé pour l’élite, parce qu’elle ne se trouve pas de héros actuels », résume le critique d’art et commissaire Valentin Diakonov. Non moins apprécié, Alexandre Chilov (73 ans), est spécialisé dans le portrait cérémonieux des dirigeants soviétiques, puis du régime actuel. Ancien « prodige » du réalisme socialiste, il a reçu toutes les médailles possibles, dont lui aussi celle du FSB.

Le roi des artistes de cour est sans conteste  Ilia Glazounov (86 ans), auteur de toiles monumentales sur des sujets historiques (victoires militaires, couronnements, portraits de patriarches, de saints et de nobles), réalisées dans un style pompier. Ce ne fut pas toujours le cas. « Il était le maître de l’érotisme mystique à l’époque soviétique », note avec malice Valentin Diakonov. « C’est ainsi qu’il s’est fait connaître, même s’il n’aime pas qu’on le lui rappelle ». En 2009, il reçoit la visite de Vladimir Poutine dans sa « galerie d’État Ilia Glazounov », une demeure princière située en face du Musée Pouchkine. Le président lui fait remarquer que le glaive d’une de ses peintures « n’est pas assez long » et semble destiné à couper des saucisses plutôt qu’à fendre les crânes ennemis. Glazounov loue l’acuité du souverain, promet de retoucher sa toile et décroche une commande d’État pour décorer le Corpus 14, un bâtiment du Kremlin. Monarchiste et ennemi déclaré de la démocratie, Glazounov a été choisi par Vladimir Poutine en 2012 pour être l’un de ses représentants dans la campagne présidentielle.

Le plus couronné de tous les artistes russes vivants est le sculpteur Zourab Tsereteli (83 ans), auteur controversé de monuments aussi colossaux que mal-aimés du public et de ses pairs. Très proche de l’ancien maire de Moscou, toujours très familier avec les dirigeants, il supervise les musées municipaux de Moscou (son petit-fils Vassili dirige le Musée d’art contemporain de Moscou) et préside depuis 1997 à l’ultra-conservatrice Académie russe des beaux-arts.

En revanche, les honneurs, distinctions et responsabilités restent inacessibles aux figures estampillés « art contemporain ». Les seuls artistes russes internationalement reconnus à avoir été récompensés officiellement sont Ilia Kabakov (83 ans) et Erik Boulatov (83 ans). Chacun a reçu un modeste « ordre de l’amitié » pour sa « grande contribution à la préservation, au développement et à la vulgarisation de la culture russe à l’étranger ». À l’étranger, et non dans sa patrie. La sanction : pas de commandes d’État pour ceux qui défient le pouvoir, fût-il soviétique.

L’idéologie actuelle du Kremlin converge entre le soviétisme et le tsarisme prérévolutionnaire, à travers le nationalisme et en opposition aux démocraties occidentales. La continuité, la stabilité et l’ordre sont valorisés ; les contradictions historiques entre « blancs » et « rouges » sont occultées. En vertu de quoi le réalisme socialiste reprend du galon.

2015 a été marquée par l’exposition « Réalisme romantique. Peinture soviétique 1925-1945 » ouverte en grande pompe en novembre par le ministre de la Culture Vladimir Medinsky. Les critiques se sont abattues sur le commissaire d’exposition : les œuvres d’artistes officiels soviétiques sont présentées sans contexte critique, oubliant de rappeler le caractère dogmatique du réalisme socialiste qui excluait tout « formalisme bourgeois ». L’exposition cache le fait que les artistes « non-conformistes » étaient vilipendés, interdits d’exposer et que les œuvres étaient parfois détruites.

Un nouveau palier est franchi en 2016 avec les expositions d’Alexandre Guerassimov (1881-1963, le portraitiste favori de Staline), de Tahir Salakhov (1928, « adepte du style sévère ») et de Gueli Korjev (1925-2012). Alors que les collectionneurs d’art contemporain russe ne sont pas plus d’une dizaine, la nouvelle bourgeoisie russe plébiscite le réalisme socialiste. Des centaines d’acheteurs provoquent un envol des prix. Le banquier orthodoxe Alexeï Ananiev s’est ainsi offert un musée privé, dont les pièces maîtresses sont des portraits de Staline. L’année 2016 s’achève dans l’aboutissement du projet idéologique de « convergence ». L’exposition « Toujours contemporain - art des XXe et XXIe siècles » mêle les peintures du dissident et non-conformiste Oscar Rabine (89 ans, vivant à Paris) avec celles de deux artistes officiels du régime, Dmitri Jilinsky (1927-2015) et Igor Obrosov (1930-2010). « Il y avait des artistes se concentrant sur leur carrière sans se poser de questions essentielles et d’autres qui, au contraire, s’efforçaient de se distinguer et de jouer dans les marges », se justifie la directrice de la galerie d’État Tretyakov Zelfira Tregoulova. « Mais aujourd’hui, nous regardons leurs œuvres et nous comprenons qu’ils faisaient tous partie d’un processus unique. »

L’art contemporain instrumentalisé
Le directeur du Fonds d’État pour le développement de l’art contemporain Ivan Demidov y va de son slogan : « Tous sont des composants de la Russie : un pays, deux styles, trois époques. Ils font tous partie de notre héritage. » Conservateur déclaré, il explique : « Il est hors de question que nous combattions nos pères. Nous l’avons fait tout au long du XXe siècle. C’est terminé.  Et il ajoute, c’en est fini du monopole de l’art-contemporain-copie-de-l’Occident, qui dure depuis vingt-cinq ans. » À la tête d’un fonds dont l’objectif déclaré est de « populariser l’art contemporain russe auprès du public, sur tous les murs du pays », Ivan Demidov récuse « l’activisme politique (qui) pollue et détourne le quidam de l’art contemporain. » Dans les faits, cela donne l’exposition « Russie actuelle : contexte », la première exposition conjointe de Rosizo (Centre d’État d’expositions et de musées), du Centre d’état pour l’art contemporain et du Fonds de développement pour l’art contemporain. Ouverte en novembre 2016, elle  marque un tournant dans les rapports entre l’État russe et l’art contemporain. Des noms respectés comme Pavel Pepperstein (51 ans) ou Gor Chakhal (56 ans), y côtoient l’ultra-nationaliste Alexey Belyaev-Gintovt (52 ans), ou encore des œuvres non signées comme « Triptyque », trois portraits hagiographiques de Marine le Pen, Donald Trump et Vladimir Poutine côte à côte. « C’est un projet politique actionniste qui a eu beaucoup de succès », s’en amuse Ivan Demidov. Largement médiatisé, ce triptyque est l’étendard du NOD, le Mouvement de libération nationale, qui réclame l’attribution des pleins pouvoirs à Vladimir Poutine et agresse les dissidents dans la rue. L’art actuel sert à la fois  de plateforme pour des idées ultra-conservatrices et à brouiller les repères. Le commissaire de l’exposition, Arseni Steiner, est désigné comme « quasi-fasciste » par Valentin Diakonov et Ekaterina Degot, influents critiques d’art. Le filtre posé par Steiner exclut la contestation du pouvoir et invite au contraire ceux qui devancent la locomotive conservatrice. Sur la forme, il s’agit bien d’art contemporain (peinture, video-art), mais c’est aussi un retour au format soviétique de l’exposition collective : une mise à plat dépourvue de la réflexion conceptuelle qui définit le travail du curateur.

« Russie actuelle : contexte » a été validée par le ministre de la Culture Vladimir Medinsky. « D’un coup, nous avons détruit deux mythes. Le premier : que nous sommes trop obnubilés par la propagande de l’histoire. Le second : que nous n’aimons pas l’art contemporain. » Fait rarissime, Medinsky a sur-le-champ ordonné l’achat par l’État d’œuvres de l’exposition, notant au passage : « j’accrocherais bien quelques-unes de ces œuvres chez moi. » L’État tend à nouveau la main à certains artistes contemporains. Un art consommé de la perversion.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°477 du 14 avril 2017, avec le titre suivant : Un art officiel tourné vers le passé

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