Relecture

Les espaces physiques des utopies

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 15 février 2017 - 636 mots

Au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, dix artistes reviennent sur l’utopie et le legs des avant-gardes, dans une exposition finement pensée.

STRASBOURG - « Des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, […] sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies. » Ainsi Michel Foucault qualifiait-il en 1967 les espaces « autres », ou tiers, ou marginaux, qu’étaient à ses yeux tant les cliniques que les prisons, les musées que les bibliothèques (1).

Cette notion d’« hétérotopie », le Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg (MAMCS) s’en empare aujourd’hui dans le dessein de questionner les formes de survivance, dans les pratiques contemporaines, de certaines utopies des avant-gardes artistiques. Plus qu’à des problématiques purement esthétiques ou formelles, ces utopies sont relatives à la conception de l’espace et à un certain degré de fusion entre les disciplines. Dix artistes ont été conviés, qui chacun bénéficient d’un espace propre, dans un accrochage net et limpide.

Faillites et résurgences de l’utopie
En prenant ce parcours à rebours, c’est en sa toute fin que se trouve l’une des œuvres les plus intéressantes à voir dans ce contexte. Suspendue par des câbles au plafond, une grande maquette réalisée par Bertrand Lamarche reproduit une de ces barres d’immeubles symboles d’un urbanisme d’après guerre mal réglé et mal contrôlé (Le Haut du Lièvre, 2012). Pensé pour loger 16 000 habitants, cet ensemble édifié à Nantes à la fin des années 1950 symbolise une industrialisation architecturale autant que la déviance d’une utopie dont a depuis longtemps été oubliée l’essence. Cyprien Gaillard s’est également emparé du phénomène en allant filmer à Glasgow la chute, au sens propre, de l’utopie spatiale et communautaire, lors de la démolition d’une barre d’habitat social (Pruitt-Igoe Falls, 2009). Ces œuvres, comme celles de Haegue Yang, de Xavier Veilhan ou de Farah Atassi, ont esthétiquement fort peu à voir avec le modernisme. Et il est heureux que les artistes retenus l’aient été non pour la citation directe mais pour une communauté d’esprit attachée aux problématiques modernistes.

D’Edi Rama, le peintre ancien maire de Tirana en Albanie, on connaissait le vaste programme de réenchantement de sa ville par la coloration des façades, mais on n’avait jamais vu les magnifiques dessins préparatoires, qui révèlent une conception très précise de l’opération (Preparatory Drawings for the Tirana Façades Project, 2000) ; probablement l’une des œuvres les plus pertinentes de l’exposition.

Quant à Ryan Gander, il s’intéresse aux méthodes éducatives et pédagogiques alternatives, à travers un ensemble de panneaux de bois sur lesquels ont été jetées des réglettes de couleur, en écho à l’idée d’abstraction et de hasard (This is Creative Play, This Involves some Risk Taking. Auto Abstraction, 2016).

Des dix artistes, le Britannique est le mieux servi, bénéficiant d’une présence, outre le musée, dans les espaces magnifiquement restaurés de l’Aubette 1928, en centre-ville. Pas avare d’ironie, il y interroge le sérieux et la rigidité des modernes en couvrant avec des pompons aux couleurs pop, fort éloignées de celles de De Stijl, une copie d’une sculpture de Georges Vantongerloo. Dans ces espaces de socialisation conçus par Jean Arp, Sophie Taeuber-Arp et Theo Van Doesburg, qui regroupaient un bar, un dancing et une salle pouvant accueillir des projections cinématographiques, cette proposition fait mouche et souligne bien en quoi ces lieux – ce « contre-emplacement » – constituaient par leur marginalité une magnifique hétérotopie.


(1) conférence publiée dans le volume 4 des Dits et Écrits, éd. Gallimard, 1994.

HÉTÉROTOPIES

Commissaire : Camille Giertler, attachée de conservation au Musée Nombre d’artistes : 10 Nombre d’œuvres : 35

HÉTÉROTOPIES. DES AVANT-GARDES DANS L’ART CONTEMPORAIN

Jusqu’au 30 avril, Musée d’art moderne et contemporain, 1, place Hans-Jean-Arp, 67000 Strasbourg, tél. 03 88 23 31 31, www.musees-strasbourg.org, tlj sauf lundi 10h-18h, entrée 7 € ; Aubette 1928, place Kléber, 67000 Strasbourg, tél. 03 68 98 51 60, du mercredi au samedi 14h-18h, entrée libre. Catalogue à paraître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°473 du 17 février 2017, avec le titre suivant : Les espaces physiques des utopies

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