Justice - La liberté d’expression à l’épreuve de la réalité

Le Frac Lorraine libre de son expression

La cour d’appel de Metz a infirmé en totalité, le 19 janvier, la condamnation du Frac Lorraine en raison de la présentation en 2008 d’une œuvre d’Éric Pougeau

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · Le Journal des Arts

Le 14 février 2017 - 801 mots

La cour d’appel de Metz a infirmé la décision de première instance qui avait condamné le Frac au motif qu’il n’avait pas pris de mesures suffisantes pour limiter l’accès des mineurs à une exposition susceptible de heurter leur sensibilité. La justice met en avant la liberté d’expression dont le caractère abusif est maintenant encadré par la jurisprudence.

METZ - Les deux premières dispositions issues de la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine consacrent la liberté de création artistique et la liberté de sa diffusion. Ces dispositions ont une portée symbolique. L’arrêt du 19 janvier 2017 rendu par la cour d’appel de Metz (Moselle) vient de le rappeler en écartant toute responsabilité du Frac (Fonds régional d’art contemporain) Lorraine en raison de la présentation de l’œuvre d’Éric Pougeau et ce, au nom de la liberté d’expression.

Condamné en première instance à un euro symbolique, en raison de l’absence de mesure suffisante pour limiter l’accès des mineurs à l’exposition « Infamille : you are my mirror 1 » et à l’œuvre composée de lettres manuscrites aux textes crus (lire le JdA no 403, 13 décembre 2013), le Frac avait fait appel du jugement rendu par le TGI de Metz le 21 novembre 2013, à la suite de l’action judiciaire de l’Agrif (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne). La solution retenue par la cour d’appel est précieuse pour l’ensemble des lieux de diffusion.

Le premier apport de la solution réside dans le rappel de l’absence d’autonomie de l’action judiciaire d’une association pour toute atteinte hypothétique à un mineur. En effet, la mise en œuvre d’une action, au civil ou au pénal, par une association pour une infraction fondée sur l’article 227-24 du code pénal – incriminant notamment la diffusion d’un message à caractère violent ou pornographique susceptible d’être vu ou perçu par un mineur – est conditionnée par la mise en œuvre préalable de l’action publique par le ministère public ou la partie lésée. Ce rappel, fondé sur l’article 2-3 du code de procédure pénale, a permis de déclarer l’Agrif irrecevable à agir sur ce fondement, faute d’une action publique menée auparavant.

Respect de l’enfant
L’Agrif faisait également valoir que la présentation de l’œuvre litigieuse au sein de l’exposition portait atteinte à la dignité de la femme et au respect de l’enfant qu’elle a vocation, par son objet social, à défendre. À défaut d’un texte pénal spécifique, il faudrait y reconnaître l’existence d’une faute civile, sur le fondement de l’ancien article 1382 du code civil, en raison du contenu de l’œuvre et de l’absence d’interdiction de celle-ci aux mineurs. Cependant, ainsi que le relève à très juste titre la cour d’appel, les faits imputés au Frac relèvent de la liberté d’expression. Or, en application des textes régissant une telle liberté, celle-ci « ne peut être bornée que par des lois protectrices de libertés ou valeurs concurrentes et selon un principe d’interprétation stricte des restrictions ainsi apportées ».

Aucune restriction légale

À défaut de texte spécial, aucune sanction ne peut être prononcée. Le caractère abusif de la liberté d’expression, dont relève la liberté d’opinion ici en cause, ne peut être retenu que dans les cas spécialement déterminés par la loi. Cette solution désormais établie, depuis un arrêt de la Cour de cassation du 10 avril 2013, a notamment été appliquée au profit des auteurs de catalogue raisonné. L’arrêt de la cour d’appel de Metz s’inscrit pleinement dans cette logique en énonçant que « la liberté d’expression dont a usé le Frac ne comportant aucune restriction légale, la cour ne peut analyser les écrits de M. Pougeau en vue d’établir la responsabilité civile du Frac comme le demande l’Agrif ». Il aurait été opportun de préciser ici qu’était en jeu la liberté de diffusion de la création artistique, anciennement rattachée à la liberté d’expression et désormais autonomisée avec la loi du 7 juillet 2016.

Un dernier enseignement est à retirer de l’arrêt. La cour énonce que tout jugement de valeur éventuel porté par une juridiction sur les œuvres « caractériserait une atteinte à la liberté d’expression et d’opinion des personnes concernées et constitue corrélativement un manquement à la mission de protection des libertés individuelles dont les juges sont investis ». L’immixtion de la justice dans l’appréhension du message porté par une œuvre est à proscrire lorsque la liberté d’expression et de création est en jeu.

Tant l’œuvre d’Éric Pougeau que son exposition bénéficient donc de la protection due aux libertés individuelles et elles ne peuvent en ce sens engager la responsabilité civile du Frac envers l’Agrif. Cette dernière a néanmoins annoncé se pourvoir en cassation contre la décision.

Information

Exposition collective en 2008 au Frac Lorraine : « Your are my mirror : l'Infamille »
A propos des relations parfois conflictuelles au sein de la famille.
Artistes participants : Emmanuelle Antille, Patty Chang, Jiri Kovanda, Gina Pane, Eric Pougeot, Sala Tykkä, Agnès Varda, Gillian Wearing

Légendes Photos

Vue de la salle de l'exposition « L'infamille » avec la série Les enfants (2004) d'Éric Pougeau - Photo courtesy Frac Lorraine.
[Ndlr: Les textes litigieux semblent avoir été accrochés assez haut]

Éric Pougeau, Les enfants, 2004, détail d'un des mots de la série de 33. © Éric Pougeau

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°473 du 17 février 2017, avec le titre suivant : Le Frac Lorraine libre de son expression

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