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Thomas Kaplan, homme d’affaires et collectionneur

Le milliardaire américain Thomas Kaplan expose au Louvre une partie de sa collection de tableaux du Siècle d’or hollandais

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2017 - 1872 mots

Le milliardaire américain qui a constitué une rare collection du Siècle d’or hollandais sort de l’ombre pour l’exposer pour la première fois au Louvre.

La plus importante collection privée de peinture hollandaise sort de la pénombre. Au fil des expositions, les connaisseurs voyaient bien passer des tableaux de Jan Lievens ou de Frans Van Mieris, issus d’une « collection anonyme ». Puis est apparu un nom, « The Leiden Collection », en référence à la cité où Rembrandt a fait ses premiers pas. Un temps, elle est devenue visible dans une galerie privée de Manhattan aux amateurs avertis. En 2014, quatorze de ses Gerrit Dou se sont retrouvés au cœur d’une monographie, à Leyde justement. L’année suivante, à l’université Cornell, dans l’État de New York, ce furent douze tableaux de Pieter de Hooch, Jan Steen ou Gabriel Metsu. En tout, sur une collection comprenant aujourd’hui plus de 200 œuvres, 170 ont déjà été confiées à une quarantaine de musées.

Finalement, une silhouette se fait jour, celle d’un milliardaire atypique de 54 ans, fils d’une bonne famille juive new-yorkaise, historien de formation et esthète francophile : Thomas Kaplan. Sous l’autorité d’Arthur Wheelock, le catalogue de la collection vient d’être mis en ligne. Le 22 février, au Louvre, elle entreprend une tournée qui la conduira, en version élargie, à Shanghaï et Pékin. Thomas Kaplan serait aussi heureux de pouvoir prêter un jour ses Rembrandt au Louvre Abou Dhabi, même si, à un an de l’ouverture des lieux, le programme n’est en rien établi. Ayant ses entrées dans le Golfe, il a en tout cas confié au prince héritier, le cheikh Mohammed ben Zayed, son enthousiasme pour cette ébauche de dialogue entre les civilisations. « Dans cette région, où la culture fait l’objet de tant de destructions, il est précieux de voir bâtir ainsi une rencontre, des œuvres et des hommes », nous a-t-il expliqué avec une ardeur communicative, de passage dans son appartement avec vue sur les Invalides pour les fêtes de fin d’année.

Un homme à principes
Il s’avoue aussi admiratif du propos et de l’agilité intellectuelle du directeur scientifique, Jean-François Charnier (lire JdA du 27 février 2015), « l’un des plus brillants conservateurs » qu’il n’ait jamais rencontré. Omettant élégamment les avanies imputables aux lourdeurs de l’administration française, il exprime aussi sa reconnaissance envers Vincent Pomarède et Blaise Ducos pour avoir fomenté l’introduction de ses peintures au Louvre. « Je sais bien qu’accrocher un tableau d’une collection privée touche à un tabou, et ils ont eu à cœur de surmonter ce préjugé. Ils en ont même accepté un en dépôt – ce qui ne se fait jamais, si j’ai bien compris. »

L’histoire a bien fait grincer des dents certains conservateurs sourcilleux sur les principes. Cette composition de Ferdinand Bol, représentant Rébecca proposant de l’eau à Éliézer, envoyé trouver la promise d’Isaac, a été achetée en 2009 aux enchères à Versailles pour 1,3 million d’euros, un record pour ce disciple de Rembrandt. Ayant appris que le Louvre avait envisagé une préemption, Thomas Kaplan prit contact avec les conservateurs : « Je leur ai dit : si j’avais su ! Je n’enchéris jamais contre un musée, c’est une question de principe. La place de ce tableau est au Louvre. Je leur ai offert en dépôt, ce qu’ils ont accepté, en ayant l’intelligence de contourner les règles. Aujourd’hui, je suis heureux d’en faire don. De même, si c’était possible, j’aimerais beaucoup que mes Rembrandt se retrouvent un jour au Louvre Abou Dhabi confrontés aux totems de l’univers, pour lesquels il pourrait constituer une référence. » Peut-être a-t-il aussi en tête une autre scène biblique qui l’attire particulièrement, peinte en l’occurrence par l’élève le plus prometteur de Rembrandt, Carel Fabritius : un ange, envoyé par Dieu, offrant de l’eau à Agar, au bord de mourir dans le désert où elle a été chassée avec son fils Ismaël. « Un ange qui sauve l’ancêtre des Arabes, n’est-ce pas une belle histoire ? »

Un culte voué à Rembrandt
Même si, paradoxalement, sa collection est pour beaucoup composée de ces maîtres de la « peinture fine », dont Gerrit Dou est la figure de proue, Thomas Kaplan porte une adoration à Rembrandt, dans lequel il voit « un concentré du message universel » dont notre pauvre planète aurait bien besoin. C’est autour de ce peintre qu’il a bâti sa collection, l’abordant par son maître et ses émules, l’étendant aux scènes de genre et aux trompe-l’œil, débordant même sur les artistes flamands.

La compréhension de plusieurs de ses œuvres phares doit beaucoup au professeur Ernst Van de Wetering, à commencer par un autoportrait de Rembrandt redécouvert sous les repeints, que l’entrepreneur de casinos de Las Vegas Steve Wynn lui a cédé en 2008. Il détient également une Minerve, de cette suite de déesses de l’Olympe en grand format à laquelle Rembrandt s’est attaqué suivant son arrivée à Amsterdam. De la toute première série d’un artiste sortant à peine de l’adolescence, il a aussi acquis L’odorat, l’allégorie retrouvée par la galerie Talabardon & Gautier au New Jersey (la première portant la signature « Rembrant » sans « d »), qu’il a pu ajouter au Toucher et à L’ouïe qu’il possédait déjà. Outre des portraits, il compte parmi ses conquêtes deux dessins de Rembrandt, dont un lion. Ce qui se sait moins c’est qu’il détient également l’étude par Léonard de Vinci d’une tête d’ours. À sa grande surprise, le conservateur Luke Tyson, lors de sa rétrospective à Londres, a montré qu’elle avait dû servir de modèle à la tête de l’hermine peinte dans les bras de la favorite du duc de Milan. Thomas Kaplan a prénommé son fils aîné Leonardo…

Un autre fleuron de ce grand sentimental est La jeune fille au virginal de Vermeer, sa seule œuvre restant en mains privées. Il a racheté ce tableau à Steve Wynn, qui l’avait acquis quatre ans plus tôt au prix de trente millions de dollars. Quand on lui fait remarquer que la peinture semble avoir bien souffert d’abrasion et de repeints, il répond sur le vif : « Bien sûr, ce n’est pas La laitière. Mais, plus je la contemple, plus je l’apprécie. Je me perds dans cet art du détail. Elle porte toute cette capacité qu’a Vermeer d’exprimer le silence. Ou plus exactement, dans ce cas, une note. Il fait vibrer cette petite note que vient de jouer cette adolescente. »

Au cours de cet échange sur une kyrielle d’artistes hollandais, de Lievens le jeune prodige à Fabritius trop tôt disparu, en passant par Hals le portraitiste, Thomas Kaplan exprime ainsi une sensibilité dont le charme ajoute à son savoir. Lui, qui a tenu à associer son épouse, Daphne Recanati, à cette collection, souligne combien la recherche de ces grands artistes porte sur les effets de la lumière et ses jeux avec la pénombre. Le couple a d’autres passions, comme celle des arts décoratifs, de Prouvé à Mollino en passant par Noll et Perriand. Ou la peinture animalière du XIXe siècle, qui se relie à son amour des Fauves. La fondation Panthera, qu’il a créée avec entre autres le cheikh Ben Zayed et la maison Hermès, est la principale organisation de protection des félins. C’est pour lui une manière de rendre hommage à sa mère, qui le conduisait au Metropolitan Museum de New York dès sa plus tendre enfance, mais l’a aussi emmené en Amazonie sur la piste des jaguars. Il a fait de même pour des serpents en voie d’extinction, en répondant à une promesse faite à sa fille Orianne, après la visite d’un parc de reptiles en Floride. À travers l’art comme ses actions de mécénat, il tisse ainsi une toile tendue vers les souvenirs de sa vie et de sa famille.

La France, seconde patrie
La France y tient une première place. Ayant appris le français au collège en Suisse, Thomas Kaplan en a gardé l’amour de la langue, des paysages, de la culture et de l’art de vivre. Jean-David Levitte, ambassadeur auprès de l’Organisation des nations unies (ONU) avant de représenter la France à Washington, témoigne avec émotion de la solidarité qu’il a su afficher auprès de ses amis Républicains dans un climat hostile, après le discours de Villepin récusant l’engagement en Irak. Entre un soutien aux enfants artistes à l’école et un centre culturel, il a financé la librairie française de New York, n’ayant de cesse de dénoncer les préjugés envers les Français : « Ils se montrent les plus courageux de nos alliés. Sans la Révolution française, les États-Unis n’existeraient pas. Ils ont eu mille fois raison de ne pas participer à l’intervention en Irak, dont on voit les brillants résultats avec Daesh et la progression de l’Iran. »

Une fortune évaluée à plus d’1 milliard de dollars
Mark Wallace, qui fut lui-même ambassadeur américain auprès de l’ONU et un associé de Kaplan en affaires, dit n’avoir « jamais rencontré d’entrepreneurs aussi brillants et engagés ». Il a offert un avion Spitfire restauré au musée anglais de Duxford, où avait décollé le premier escadron de ces chasseurs, tout en finançant une bourse pour favoriser l’enseignement de l’histoire des agents de renseignement… Car, chez lui, tout part de l’histoire et tout y revient. Sa thèse à Oxford portait sur le rôle des matières premières dans la répression de l’insurrection birmane au lendemain de la guerre. « Quand je me suis lancé dans les affaires, j’ai raisonné en historien », assure-t-il. Selon le magazine Forbes, qui l’a fait entrer en 2013 dans la liste des 400 plus grandes fortunes américaines, la sienne dépasse aujourd’hui le milliard de dollars. Il s’est spécialisé dans les matières premières et les métaux précieux, plaçant l’or au-dessus de tout, dont la valeur lui semble bien plus solide que les monnaies, soumises à la folie des hommes. Peut-être, chez cet homme qui semble cultiver un brin de superstition, est-il révélateur qu’il ait porté aux nues depuis son enfance une période de l’histoire de l’art nommée le Siècle d’or. C’est Norman Rosenthal, directeur de la Royal Academy, qui l’a alors convaincu de se lancer dans la collection. Fort de moyens financiers considérables, il l’a formée au pas de charge. Lui-même calcule que leur couple achetait en moyenne une œuvre par semaine. Son premier marchand, Otto Naumann, fut très surpris de rencontrer cet inconnu qui avait lu, et par deux fois, son catalogue raisonné de Van Mieris. Il est capable de coups de cœur, s’intéressant à des artistes moins connus comme Isaac de Jouderville et Arent de Gelder, pour lesquels il nourrit une affection particulière pour avoir été respectivement parmi les premiers et les derniers élèves de Rembrandt.

Les marchands en témoignent : cet affectif est très direct, capable de conclure un achat en quelques minutes, ne posant pratiquement pas de limite dans ses enchères, payant rubis sur l’ongle, mais réclamant une loyauté à toute épreuve. À ses débuts, il eut bien quelques mésaventures, ce qui l’a conduit à adopter le marchand Johnny Van Haeften comme conseiller. Il n’en est pas encore là, mais il pourrait bien rêver un jour, à l’instar d’un Calouste Gulbenkian, de créer son propre musée.

Thomas Kaplan en dates

1962 Naissance à New York.
1993 Fonde sa première compagnie, Apex Silver Mine.
2003 Revend ses parts dans African Platinum pour 580 millions de dollars. Entreprend sa collection autour de Rembrandt.
2007 Vend sa compagnie d’extraction de gaz Leor pour 2,5 milliards de dollars.
2016 Première exposition de la collection Leiden, au Louvre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°472 du 3 février 2017, avec le titre suivant : Thomas Kaplan, homme d’affaires et collectionneur

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