Chronique

L’art au défi de l’Histoire

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 18 janvier 2017 - 948 mots

Des historiens et théoriciens s’intéressent aux marges d’une histoire admise de l’art, d’autres en interrogent les temporalités au travers des formes de l’expérience artistique.

Que de l’art, l’on fasse l’histoire, l’affaire est entendue, comme manière de renouveler la puissance spéculative des œuvres du passé dans le regard, nécessairement interprétatif, que nous leur portons. Au risque d’effets de normalisation ou d’homogénéisation, inhérents à toutes les formes d’un savoir constitué en discipline, le plus grand de ces risques étant de conforter un récit central, réducteur, celui des vainqueurs. L’histoire des autres laisse bien moins de traces, et tient en peu de mots.

Sensibles aux avertissements formulés en 1940 par Walter Benjamin, certaines formes contemporaines de l’art, du fait des artistes comme des théoriciens, savent se défier de l’acédie – cet affaissement des exigences de l’esprit qui encombre aujourd’hui une bonne partie de la sphère publique et particulièrement de la scène politique : les deux volumes collectifs évoqués plus loin en témoignent.

L’historiographie en art sait aussi s’en méfier et veiller aux autres généalogies, s’attachant aux « minores », aux marges. Avec La Ligne oubliée, qu’il republie après ajouts et réécritures plus de dix ans après sa première version, Marc Partouche, en critique et en historien, s’inscrit au revers de l’histoire reçue de la modernité. Il s’intéresse, selon son sous-titre, au frayage entre « Bohèmes, avant-gardes et art contemporain des années 1830 à nos jours », soit à ces zones flottantes dessinées par l’esprit subversif, souvent collectif, où humour, dérision et invention sont motrices, du cabaret du Chat noir à Dada et au situationnisme en passant par la ’Pataphysique : on mesurera qu’il ne s’agit pas là simplement d’une sous-histoire parallèle…

Ralentir l’emballement
Il y a donc des histoires, il n’y a pas d’histoire séparée. Qui se conjuguent au présent. L’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, spécialiste du Moyen Âge, réfléchit sur l’usage de l’histoire dans ce petit livre paru sous le titre Comment se révolter ? Il y montre comment les structures sociales médiévales sont bien plus nuancées qu’elles n’y paraissent, et complexes, emboîtées, en transformation permanente, cela en réponse aux visions simplificatrices d’une vulgate naïvement ou cyniquement manipulatrice. D’où son interrogation (p. 15) : « Comment hériter, que dois-je hériter, puis-je discriminer l’héritage ? » C’est que l’historien situe son travail dans le présent, et le revendique avec vigueur : « Car si l’histoire est la science du changement – ainsi la définissait Marc Bloch, historien immense et résistant héroïque –, elle doit d’abord enseigner aux enfants à ne jamais baisser les bras lorsque tout, autour d’eux, semble dire que l’on ne s’en sortira pas. Si elle doit transmettre des valeurs, ce sont des valeurs d’émancipation et non de résignation […], surtout en des temps particulièrement difficiles comme aujourd’hui (p. 25). » L’engagement, affirmé, s’appuye moins sur un savoir que sur l’exigence de recherche, cette attitude propre aux historiens, dont le « métier consiste à décevoir l’imagination », car « ces rabat-joie professionnels cherchent des hypothèses qui ralentissent nos emballements (p. 17-18) ».

Ralentir l’emballement, n’est-ce pas une tâche en effet qui échoit aussi à l’œuvre d’art quand elle interroge les temporalités historiques, celles de l’art comme du monde ? Dans le volume collectif dirigé par Christophe Viart sous le titre L’Art contemporain et le temps, visions de l’histoire et formes de l’expérience, Jean-Pierre Cometti montre que la solidarité réciproque ancienne de l’histoire et de l’art est aujourd’hui transformée : il souligne à l’inverse le divorce entre l’art et une histoire conçue comme promesse, l’art comptant désormais (et de manière décisive avec les formes de la performance) sur la singularité de l’expérience du « regardeur ». À quoi Jean Lauxerois répond dans un article en retenant « la dimension de l’immémorial. Qui appartient à l’avenir. Et à laquelle appartient le devenir des œuvres (p. 51) ».

Des onze auteurs du sommaire, on n’attendra pas qu’ils tentent d’unifier le temps dans quelque notion englobante. Apparaissent au contraire les plis et replis des temporalités parfois complexes que dessinent œuvres et artistes, ceux de la performance, ou, ici par leurs textes, un Philippe Parreno, un Daniel Buren, ou encore un Bernhard Rüdiger et un Victor Burgin. Ce dernier conclut sa contribution en affirmant qu’il y a désormais « une politique du temps dans “l’œuvre d’art”, une politique de la modalité et de la disposition des temporalités dans l’œuvre de l’art dans sa totalité (p. 182) ». Dans son ensemble, le recueil apporte précisément par l’hétérogénéité des démarches qui le nourrissent une définition ouverte de ce qui constitue notre condition temporelle, pris que nous sommes entre « temps de l’horloge » et « temps subjectif », en devant veiller à « rendre au mot virtuel sa dimension de potentialité […] comme un attribut perpétuel de l’actuel même (p. 181) ».

Produire le temps

On prolongera avec profit les perspectives tant théoriques que critiques avec un dernier volume, toujours avouons-le d’une certaine exigence de lecture, signé par l’un des contributeurs du précédent et qui y explore une dimension clef : Jacinto Lageira pose dans L’art comme histoire, un entrelacement de poétiques que « la caractéristique fondamentale [de l’œuvre d’art] est moins d’être soumise au temps que d’en produire (p. 161) ». Le temps, même en sa manifestation sérieuse et positive, sous la forme de l’histoire de l’historien, tire sa consistance de la possibilité permanente de la fiction, du jeu avec la vérité : ne concevons-nous pas finalement sans plus de complication l’œuvre comme cet espace où « le véridique et l’invention […] seraient indiscernables » ? À l’artiste la licence poétique : « Imaginer l’Histoire est aussi faire de l’Histoire. Avec tous les dangers et les promesses que cela comporte (p. 204) ».

A lire

Marc Partouche, La Ligne oubliée, 2004, réédition 2016, éd. Hermann, 462 p., 23 €.

Patrick Boucheron, Comment se révolter ?, 2016, éd. Bayard, Montrouge, collection « Les petites conférences », 88 p., 12,50 €

L’art contemporain et le temps. Visions de l’histoire et formes de l’expérience, Christophe Viart (sous la direction de), 2016, éd. Presses universitaires de Rennes, 196 p., 20 €.

Jacinto Lageira, L’art comme Histoire. Un entrelacement de poétiques, 2016, éd. Mimesis, coll. « Art, esthétique, philosophie », 290 p., 26 €

En savoir plus
Consulter la fiche biographique de Marc Partouche
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Légende Photo :
Couverture de l'ouvrage de Patrick Boucheron, Comment se révolter ?, 2016, éd. Bayard

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°471 du 20 janvier 2017, avec le titre suivant : L’art au défi de l’Histoire

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