Art ou provoc ?

Un affichage publicitaire agite Chicago

Le portrait du plus jeune condamné à mort de l’histoire américaine, un Noir, a été diffusé sur un panneau digital. Cette œuvre de Vik Muniz a créé la polémique dans la « capitale du crime »

L’artiste brésilien a affiché sur des panneaux publicitaires numériques dans les rues de Chicago, lors de la dernière édition de la foire d’art contemporain en septembre, le visage d’un enfant noir condamné à mort et exécuté en 1944 – un jugement annulé depuis. L’œuvre a choqué les habitants, dans une ville marquée par la ségrégation raciale et la violence. Vik Muniz et la directrice de la programmation d’Expo Chicago tentent de s’expliquer.

CHICAGO - Les images défilent toutes les cinq secondes. Sur le panneau d’affichage publicitaire digital juché à la jonction des autoroutes 90 et 94, sur la voie rapide qui mène à Chicago, les voitures Honda succèdent aux sandwichs Potbelly ou à un cabinet d’avocats. Soudain apparaissent deux photos d’un garçon noir, visage fermé, en gros plan. L’une de face, l’autre de profil, à l’instar de ces portraits pris en garde à vue.

L’image interpelle d’autant plus qu’elle n’est accompagnée d’aucun texte ou semblant d’explication. Est-ce une publicité parmi d’autres ? une campagne de sensibilisation ?
Il s’agit en réalité d’une œuvre d’art de Vik Muñiz, un collage – imperceptible à distance – réalisé à l’aide de plusieurs centaines d’images dans le cadre du projet « Override » (« surpasser ») présenté lors de la dernière édition de la foire Expo Chicago, en septembre 2016. L’image, restée sur le panneau publicitaire de la « Windy City » pendant un mois, reconstitue le visage de George Stinney Jr., plus jeune Américain à avoir subi la peine de mort. Ce garçon, accusé d’un double assassinat, avait été exécuté par l’État de Géorgie sur une chaise électrique le 16 juin 1944, alors qu’il est âgé de 14 ans. Soixante-dix ans plus tard, à titre posthume, sa condamnation a été annulée pour absence de procès équitable : les jurés avaient expédié les délibérations en dix minutes.

Mais comment comprendre, a fortiori lorsqu’on roule à 90 km/h et que l’image est furtive, que le panneau publicitaire s’est mué subitement en support artistique ? Voilà la question qui a agité Chicago à la fin de l’année dernière. Qui plus est à un moment où la « capitale du crime » renoue avec des niveaux records de violence et un taux d’homicide au plus haut depuis deux décennies. Le tout sur fond de tensions raciales qui se sont fortement accrues et d’une défiance décuplée entre la communauté afro-américaine, qui se sent stigmatisée, et les autorités.

De l’huile sur le feu

Portés par l’incompréhension, la crainte qu’un telle œuvre ne jette de l’huile sur le feu, ou par la volonté de dénoncer un acte qu’ils ont jugé raciste, nombre d’automobilistes et de passants – le panneau pouvait être vu depuis quelques ponts enjambant l’autoroute – ont demandé des explications. Mais ne sachant à qui s’adresser, ce sont les téléphones de la mairie de la grande métropole de l’Illinois et des organisations antiracistes locales (la Chicago Alliance Against Racist and Political Repression en tête) qui ont d’abord sonné. Même le propriétaire du panneau, le groupe industriel français JCDecaux, a été sommé de s’expliquer. Les interrogations sont remontées jusqu’aux instigateurs du projet, les organisateurs d’Expo Chicago, qui ont sélectionné les œuvres placées sur plusieurs panneaux digitaux de la ville. « Nous ne voulions pas reproduire ou donner du crédit à des stéréotypes », s’est défendue Stephanie Cristello, directrice de la programmation et commissaire de l’exposition, interrogée par le site du magazine Artnews. Dans cet objectif, décision avait été prise de retenir une version plus resserrée du travail de Vik Muniz, qui avait proposé initialement un collage reproduisant la photo du jeune condamné à mort en tenue rayée de prisonnier, la pancarte flanquée du numéro de détenu 260 épinglée au niveau du torse.

Pour Stephanie Cristello, l’absence de contexte « est une force de l’exposition » mais aussi « une question » que celle-ci soulève, même si, estime-t-elle, « il est assez clair que ce n’est pas une publicité ». Il suffit à qui est intrigué de pianoter rapidement sur un moteur de recherche pour comprendre de quoi il en retourne, assure la commissaire. « Que les gens puissent accéder à l’information échappe à notre contrôle, juge-t-elle. Ce que l’on apporte, c’est un flash de cette image qui pique la curiosité. » D’ailleurs, l’artiste se doit-il d’expliquer son travail ?

Le support, assurément, a contribué à dessein au brouillage de la compréhension. « Quand vous mettez des choses sur un panneau publicitaire, vous ne pouvez pas aller en profondeur, explique Vik Muniz. Les gens vont être intrigués et vouloir en savoir davantage. » Si l’artiste brésilien assure n’avoir pas cherché à susciter la polémique, le contexte brûlant à Chicago en a favorisé l’essor. « C’est une petite histoire personnelle qui concerne un enfant, mais elle est emblématique de ce qui se passe en ce moment », résume-t-il.

Vik Muniz ne sait pas encore s’il reconduira ce type d’expérience. Mais il tient à préciser : « Le fait qu’il s’agisse d’un enfant noir est très important, mais il est encore plus important pour moi de noter que c’est un enfant. » Cela semble avoir échappé à tout le monde.

Légendes photos

L'oeuvre de Vik Muniz, diffusée sur les panneaux d'affichage de Chicago lors de la foire Expo Chicago, a créé la polémique. © Photo : Expo Chicago.
Vik Muniz, George Stinney Jr., 2016. Courtesy Rena Bransten Gallery, San Francisco.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°471 du 20 janvier 2017, avec le titre suivant : Un affichage publicitaire agite Chicago

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