Carte blanche

L’exposition comme une matière vivante

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 22 novembre 2016 - 699 mots

Au Palais de Tokyo, Tino Sehgal prend possession des lieux en provoquant une série de situations qui imposent au public un mode inhabituel de visite.

Paris - Sitôt franchi le rideau de perles de Felix González Torres qui scintille dans l’entrée du Palais de Tokyo, une jeune personne accoste le visiteur et lui pose une question relative à l’énigme. En fonction de sa réponse et de la nature de l’échange qui s’initie, son interlocuteur l’orientera vers le sous-sol ou vers le rez-de-chaussée du centre d’art, avant que ne s’enclenchent d’autres situations, inhabituelles voire perturbatrices. Car ce sont bien des situations et non des performances auxquelles chacun est confronté et convié, lors de tout le temps que dure son appréhension de la carte blanche offerte par l’institution parisienne à Tino Sehgal, deuxième artiste après Philippe Parreno à avoir pu s’emparer de l’intégralité des espaces.

Des situations, car pour tout un chacun il ne s’agit plus dès lors de regarder, mais de vivre ; de visiter, mais de participer ; de seulement être témoin, mais d’être acteur d’un déroulement en mouvement constant et en développement potentiel. Dans un Palais de Tokyo dépouillé à l’extrême, où toutes les parois et adjonctions superflues ont été retirées, afin de rendre un côté presque originel à l’édifice et d’en faire un lieu ouvert, ce sont plusieurs propositions qui s’enchaînent avec pour le visiteur souvent la nécessité de réagir, de se déplacer, de se positionner, afin de répondre à une sollicitation directe ou à une action en train de se jouer.

Dépasser l’intimité

Ces interactions sont autant sociales que verbales et presque vitales, dans la traversée d’une expérience globale qui engage autant l’intime que le lien à l’autre, que l’on retrouve sans l’avoir forcément cherché. « Comment accueillir la possibilité d’échange et de concomitance sans en avoir peur est la problématique principale soulevée par cette proposition, relève Rebecca Lamarche-Vadel, sa commissaire, ce qui doit se traduire par de la respiration plutôt que par de la séparation ou de l’immobilisation. »

Dans une salle parfaitement noire se fait entendre un chant choral, tandis que l’œil s’accoutumant timidement à la pénombre découvre des corps qui, parfois, invitent à se mouvoir (This Variation). Ailleurs, entre chorégraphie millimétrée et inattendu consécutif à des règles toujours réécrites, un groupe danse dans les espaces, tandis qu’un de ses membres accoste le visiteur pour lui conter son expérience, ses intérêts, la raison de sa présence ici. Singulièrement, il se retrouve là projeté dans un dispositif en expansion qui intime une forme d’être en présence de l’autre et de son expérience (This Association). À l’étage est rejoué This Progress, imaginé en 2010 pour la spirale du Musée Guggenheim de New York, où se déroule un parcours, une conversation, autour de l’idée de progrès avec des interlocuteurs d’âges différents qui s’enchaînent, de l’enfance au troisième âge.

Des visiteurs parfois rétifs

S’il est une réserve à apporter à ces dispositifs, en ce que quelque chose leur reste irrésolu, c’est qu’ils impliquent,voire forcent le visiteur à faire acte de parole, parole à laquelle il peut être rétif pour des nuées de raisons, ce qui conduit à désactiver la situation.

La dimension corporelle et organique qui envahit le bâtiment lui-même est encore renforcée par les invitations faites à James Coleman et Pierre Huyghe. La première avec son œuvre mythique Box (1977), la projection par intermittence, comme des flashs, d’images d’un combat de boxe en noir et blanc accompagné du son pesant de pulsations cardiaques qui poursuivent l’oreille un moment encore. La seconde avec un dispositif dont il a le secret et qui fait interagir des cellules cancéreuses avec ce qui vit dans le bâtiment, afin d’amener à la présence d’éléments perturbateurs telles une fuite d’eau ou une lumière qui grésille.

Par l’absence de traces qu’elle impose – une constante dans le travail de Sehgal – pareille proposition revient en outre à défier la logique de fonctionnement des institutions culturelles (pas de photos, de catalogue, de dossier de presse, d’invitations, de tickets d’entrée…), et par-delà à continuer de questionner, si ce n’est encourager, d’autres possibilités de l’existence et d’une économie de l’art et de la culture.

TINO SEHGAL

Commissaire : Rebecca Lamarche-Vadel
Nombre d’artistes : 7
Nombre d’œuvres : 14

CARTE BLANCHE À TINO SEHGAL

Jusqu’au 18 décembre, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 81 97 35 88, www.palaisdetokyo.com, tlj sauf mardi 12h-20h, entrée 12,50 €

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°468 du 25 novembre 2016, avec le titre suivant : L’exposition comme une matière vivante

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