Chronique

Lapin-canard et autres duplicités

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2016 - 902 mots

La « double image », au cœur d’un riche ouvrage collectif, y est analysée comme un phénomène transculturel. Le dédoublement de la vision intéresse aussi l’artiste Hervé Beurel, qui bénéficie d’une monographie.

La recherche en sciences cognitives n’en a pas fini d’explorer la complexité de nos modes de perception. Les neurosciences mettent en relief le rôle de l’activité d’imagination, dans l’exercice de la vue elle-même comme dans la constitution de l’image de ce que nous voyons, de l’image mentale dira-t-on, au risque du pléonasme. Les artistes font depuis toujours de cette exploration un moteur, comptant bien qu’à l’efficacité optique s’associe « la folle du logis » pour faire prospérer nos facultés de représentation.
Avec ses vingt-cinq auteurs, historiens de l’art et universitaires, le gros album de quelque 340 pages que publient les éditions Hazan sous le titre Voir double entraîne son lecteur à une forme d’exercice du regard qui sollicite aussi délicieusement que savamment l’attention, à l’affût de la « double image », soit l’image cachée, tant accidentelle qu’assumée. C’est bien plus d’une histoire de l’art et de la culture que de phénoménologie de la perception dont il est question dans cet ouvrage au fil de ses contributions. Pas moins de 78 œuvres, couvrant une échelle historique ambitieuse, de la préhistoire à nos jours, bénéficient chacune d’une notice illustrée particulièrement fouillée.

Double image et animisme
Le premier souci de Michel Weemans, codirecteur de l’ouvrage, est de cerner les formes qui peuvent relever de cette duplicité de l’image, et d’identifier les différentes approches qu’elle suscite, tantôt comme phénomène, tantôt comme projet artistique, ouvrant la porte aux enquêtes et interprétations sur l’intention des artistes. Weemans distingue « selon les contextes historiques et artistiques [ :] fonction apotropaïque ou agonistique, dans les motifs d’ornement traditionnels ou dans la caricature, fonction herméneutique ou exégétique dans les œuvres religieuses ou à la Renaissance, fonction esthétique, réflexive ou politique dans l’art moderne (p. 14) ». Il s’attache particulièrement au paysage flamand du XVIe siècle, au travers de Bosch, Bruegel ou Van der Heyden, qui cultivent le « paradoxe visuel visant à troubler la vision pour mieux aiguiser son acuité (p. 32) ».

Plus loin, Dario Gamboni retient la désignation d’« image potentielle » pour les situations de « polyiconicité » qu’il parcourt, passant par Léonard de Vinci et la caricature XIXe, attentif à l’historiographie et au plaisir de l’interprétation. Troisième codirecteur, Jean-Hubert Martin retrouve les deux complices avec lesquels il cosignait l’exposition « Une image peut en cacher une autre. Arcimboldo, Dalí, Raetz » au Grand Palais en 2009. Martin note : « Abandonnée par le positivisme dans la part maudite des cabinets de curiosités, cette thématique a opéré un retour en force avec les surréalistes. » Il cherche aussi à faire apparaître comme quasi universelle et en tout cas largement transculturelle la double image, dont un Arcimboldo demeure le héraut avec son œuvre forte de « sa valeur de prototype par rapport au collage et à l’assemblage tels qu’ils ont été largement utilisés tout au long du XXe siècle (p. 66) ». Des miniatures islamiques de l’Inde moghole aux pierres de lettré chinoises, en passant par Dalí et la « méthode paranoïaque-critique », Martin trace, d’anamorphose en métamorphose, des lignes rêveuses, symboliques, allégoriques, pour relever que « l’animisme trouve dans la double image sa représentation optimale (p. 84) ».

Michael Barry, de l’université de Princeton, situe quant à lui, en vis-à-vis des Bellini, Dürer et Carpaccio, les décors minéraux des enlumineurs des royaumes islamiques de Tabriz et Hérât, et montre des cas saisissants et explicites d’inspiration réciproque aux XVIe et XVIIe siècles entre artistes européens et islamiques (selon la terminologie usuelle de l’histoire de l’art). Puis il étudie avec précision ces figures récurrentes dans la sphère indo-musulmane du XVIe siècle, figures d’animaux sauvages dits « composites » parce que le corps est constitué, à la façon arcimboldesque, de l’accumulation de figures humaines et animales, formant les emblèmes des pulsions physiques. L’iconographie ici est saisissante – même si la reproduction, exigeante par son sujet, manque de précision de façon générale dans le volume. Les deux tiers suivants du livre voient une succession d’analyses monographiques d’œuvres issues de toutes époques et aires culturelles, de l’Égypte antique au Jasper Johns – de 1955 comme de 2013 –, d’une lecture captivante.

Beurel, entre photo et peinture
De double image, selon un cheminement propre, il est encore question dans le volume consacré à une série de l’artiste Hervé Beurel (né en 1960) par le Fonds régional d’art contemporain Bretagne. Dans ces tableaux photographiques, l’ambiguïté est constituée de détails d’archétypes décoratifs prélevés dans l’architecture au modernisme banalisé des années 1960-1970. « C’est bien d’oscillation qu’il s’agit bien plus que d’hésitation. [Dans son œuvre, l’artiste] cherche très tôt le double bénéfice de la photographie et de la peinture, revendiquant ce statut d’entre-deux qui lui semblait le moyen le plus juste d’obtenir une forme émergeant du cœur de la surface », précise Jean-Marc Huitorel (p. 23). La série d’une cinquantaine d’œuvres, qui donne son titre de Collection publique à l’album, représentent autant d’images d’abstraction prélevées, sortes de « tableaux préfabriqués » voire de « ready-made aidés », avance Huitorel, car retravaillés dans une logique plastique picturale. « Les images publiques […] lui servent de réserves iconographiques », précise-t-il encore. L’histoire culturelle vernaculaire revient jusqu’au trouble dans cette double visée chez Beurel : l’aller-retour entre les deux réalités superposées de l’image est ici encore un puissant ressort.

LIVRES

VOIR DOUBLE, MICHEL WEEMANS, DARIO GAMBONI ET JEAN-HUBERT MARTIN (sous la direction de), collectif, Paris, 2016, éditions Hazan, coll. « Beaux-Arts », 336 p., 75 €.

HERVÉ BEUREL. COLLECTION PUBLIQUE, textes de Jean-Marc Huitorel et Marie-Laure Viale, éd. Frac Bretagne, Rennes, 2016, 128 p, 24 €.

Légende Photo :
Couverture du livre Voir double, Michel Weemans, Dario Gamboni et Jean-Hubert Martin (sous la direction de), collectif, Paris, 2016, éditions Hazan, coll. « Beaux-Arts »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°467 du 11 novembre 2016, avec le titre suivant : Lapin-canard et autres duplicités

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque