Faux - Ventes aux enchères

Cranach et Hals dans le même bain

Après les faux meubles, les faux tableaux

La maison de ventes Sotheby’s et le Musée du Louvre sont éclaboussés par l’affaire des peintures à l’origine douteuse

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 27 septembre 2016 - 1194 mots

Plusieurs expertises renforcent le sentiment que des tableaux attribués à Lucas Cranach l’Ancien et Frans Hals, ayant transité par Giuliano Ruffini, seraient des contrefaçons. Le portrait de Hals avait pourtant été authentifié par un conservateur du Louvre, avant d’être vendu par Sotheby’s.

PARIS - Les tableaux échangés pour des millions d’euros et provenant de Giuliano Ruffini, dont le domaine près de Parme a été perquisitionné à la fin mai 2016, se retrouvent en mauvaise posture. L’une après l’autre, les expertises renforcent les doutes sur les peintures retrouvées au fil des mois par l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC).

Les nuages s’amoncellent en particulier au-dessus de la Vénus au voile attribuée à Cranach l’Ancien (1472-1553) et issue de la collection du prince de Liechtenstein, dont la saisie le 1er mars à Aix-en-Provence, a rendu le scandale public. Deux spécialistes, ayant pris connaissance des examens qui avaient déjà porté la suspicion sur cette œuvre en 2012, s’accordent aujourd’hui pour la qualifier de « faux moderne ». Autorité incontestée sur le peintre, le restaurateur et historien de l’art allemand Gunnar Heydenreich est venu en septembre à Paris voir le panneau et a apporté un témoignage en ce  sens à l’OCBC qui l’avait convoqué. Tandis que Dieter Koepplin, l’un des historiens qui avait en 2013 cru reconnaître la main de Cranach, atteste désormais : « Il est absolument clair pour moi qu’il s’agit d’une contrefaçon. » Ces témoignages ont été corroborés par l’expertise judiciaire qui a été rendue en juillet à la juge Aude Buresi. Cette analyse fouillée, que Le Journal des Arts a pu consulter, assimile le tableau à une habile imitation, même si tous les éléments en sont anciens (lire l'encadré ci-dessous).

Sotheby’s
Pour ne rien arranger, après une étude scientifique privée, Sotheby’s a dû rembourser à l’un de ses plus importants clients américains un portrait provenant lui aussi de Giuliano Ruffini qu’elle lui avait vendu comme un inédit de Frans Hals (1580-1666). Les chiffres donnent un aperçu des sommes en jeu. Le prince du Liechtenstein a acheté la Vénus à la galerie Colnaghi (Londres) pour 7 millions d’euros. Associé à parts égales pour cette opération avec le marchand londonien Mark Weiss, Sotheby’s a fait payer dix millions de dollars le Portrait d’un inconnu par Hals à un collectionneur de Seattle, Richard Hedreen. Aucune des parties n’a souhaité apporté de commentaire. Mais, selon nos informations, Mark Weiss a refusé de rembourser sa part à Sotheby’s, en arguant qu’il n’avait pas eu les moyens de s’assurer du sérieux de l’étude. La maison de ventes n’a pas voulu communiquer le résultat de l’étude en question, ni indiquer si elle envisageait une procédure contre Mark Weiss.

Jusqu’ici, le rôle de la société américaine a été passé sous silence. Mais son nom apparaît dans plusieurs ventes, dont celle d’un Saint Jérôme, référencé comme issu du « cercle de Parmigianino », adjugé pour 800 000 dollars (545 000 euros) à New York en 2008. Sotheby’s s’est défendue en affirmant que ce tableau avait fait l’objet d’une « recherche exhaustive », tout en promettant que la maison « contacterait ses clients, si elle avait de sérieuses inquiétudes à propos des œuvres dont elle a eu la responsabilité ». En attendant, le tableau a été décroché des cimaises du Metropolitan Museum of Art de New York, auquel il avait été prêté par son acquéreur.
Sotheby’s a aussi reconnu que, « à ce stade », elle n’avait pas pris contact avec la justice qui enquête pourtant sur ces faits depuis plus d’un an et demi.

Le Louvre
Ce rebondissement accroît d’autre part l’embarras des musées français, déjà empêtrés dans les affaires de faux meubles. Car ce portrait avait été authentifié comme un « véritable chef-d’œuvre » de la période tardive de Hals par un conservateur du Louvre, Blaise Ducos, qui avait convaincu son musée d’essayer de l’acheter. Aujourd’hui, lui aussi garde le silence.

Quant à Giuliano Ruffini, il ne s’estime pas en difficulté pour autant puisqu’il « n’a jamais prétendu que ces œuvres étaient de grands maîtres ». Il précise : « Ce sont les experts du Louvre qui ont authentifié le Hals et le ministère de la Culture qui l’a classé “trésor national”. On dit que la Vénus serait une copie du XVIIIe ? Je n’en sais rien, je n’ai pas accès à ces expertises ; quoi qu’il en soit, je n’ai jamais affirmé moi qu’il s’agissait d’un Cranach : ce sont les intermédiaires, les spécialistes et un marchand renommé qui ont avancé cette attribution. » Évoquant le flot de « rumeurs », son avocat, Me Philippe Scarzella, « regrette que le secret de l’enquête ne soit pas respecté et que le discrédit soit jeté sur des œuvres au seul prétexte qu’elles soient passées entre les mains de son client, créant une regrettable psychose sur le marché ».

Pigments, craquelures...

L’expertise judiciaire portant sur la Vénus au voile se trouve désormais au cœur de l’affaire. L’auteur du rapport, qui a fait appel à un panel de spécialistes, décortique ce tableau signé Cranach et daté « 1531 » en 76 pages d’examens et 137 pages d’annexes.

Le Laboratoire de recherche des musées de France a rendu une étude d’une grande prudence, en relevant que les pigments « sont compatibles avec l’époque présumée de l’œuvre », tout en pointant certaines anomalies dans leur forme et composition, sans se risquer à formuler une conclusion. Le plus intrigant concerne les craquelures, au « caractère aléatoire », dont le « réseau ne suit pas les déformations du bois » et qui sont attribuées dans l’expertise à « un vieillissement artificiel ». La comparaison avec deux Cranach appartenant au Louvre ne joue pas non plus en faveur de la composition, comme en attestent les photographies de détail. Le rendu « empaillé » des cheveux est jugé particulièrement malhabile. « L’observation générale n’est donc pas cohérente avec les œuvres du corpus. » Le monogramme « ne tient pas la comparaison » avec la signature du peintre. Le tableau est dénué d’historique. Ce faisceau de discordances conduit à retenir comme « hypothèse la plus probable » que l’œuvre a été réalisée « avec le soin d’imiter un travail de Cranach, en se référant à différentes sources ».

Le coup de grâce est venu de l’examen du panneau par une chercheuse du CNRS, au Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale. Elle s’est étonnée de sa courbure accusée, « inhabituelle », ainsi que des « dépôts noirâtres » pouvant indiquer qu’il avait été chauffé. Après confrontation avec les bases de données européennes, elle a déduit que le chêne avait été abattu en France vers la fin du XVIIIe siècle. Néanmoins, sur un prélèvement examiné il y a deux ans à Hambourg à la demande du prince de Liechtenstein, le professeur Peter Klein avait, lui, estimé que le bois provenait d’une forêt allemande au début du XVIe. Les deux spécialistes doivent se rencontrer en novembre pour essayer de comprendre comment ils ont pu aboutir à un écart temporel aussi important. Mais cette difficulté ne manquera pas d’être relevée par les avocats, d’autant que cette datation est notée dans le rapport judiciaire comme étant la preuve irrécusable de la fausseté de l’œuvre.

Légendes photos

À gauche, attribuée à Lucas Cranach, Vénus au voile, datée « 1531 », huile sur panneau, 38,7 x 24,5 cm, collection princière du Liechtenstein, Vaduz/Vienne. © Liechtenstein. The Princely Collections, Vaduz–Vienna.

À droite, attribué à Frans Hals, Portrait d’un inconnu, huile sur panneau, 32,4 x 26,8 cm.
Ce tableau a été considéré comme « trésor national » en 2008.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°464 du 30 septembre 2016, avec le titre suivant : Après les faux meubles, les faux tableaux

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