Chronique

Art et aura : en avoir ou pas

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 13 septembre 2016 - 687 mots

Jean-Pierre Cometti conteste la perte d’aura de l’œuvre d’art aujourd’hui, tandis que l’artiste Eugen Gabritschevsky fait l’objet de deux publications.

L’héritage de l’essayiste Walter Benjamin nous a souvent fait accepter comme définition déceptive de la modernité l’idée de perte d’aura de l’œuvre d’art, souvent déclinée en nostalgie d’une authenticité de l’œuvre disparue avec son unicité matérielle. Au moment même de la disparition du philosophe Jean-Pierre Cometti, en janvier 2016, paraissaient chez Gallimard son Conserver/Restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation technique, puis cette fois aux éditions Questions théoriques, un essai plus court, mais fort éclairant La nouvelle aura. Économies de l’art et de la culture. On entendra dès les premières lignes du second, comme en écho au premier titre, combien Jean-Pierre Cometti ne se satisfait pas de ce deuil. Au contraire, soutenu dans sa démarche par les exigences de spécialistes du pragmatisme philosophique, d’introducteurs et de traducteurs d’auteurs majeurs comme le philosophe américain John Dewey ou l’écrivain Robert Musil, il rouvre des perspectives théoriques et concrètes quant à la condition contemporaine des œuvres d’art et aux moyens de penser celle-ci.

L’aura de l’œuvre portée par la diffusion de masse
Le mérite du livre est de rendre sa complexité à la condition réelle de l’œuvre d’art : il propose donc un examen méthodique de l’écheveau de déterminations, de situations, d’instances, d’éléments qui constitue cette condition. Dans le parcours historique que suit l’auteur dans la modernité et l’histoire des avant-gardes, il revient sur la période Dada, Duchamp ou John Cage, met la « performance » au centre d’une reconsidération de l’œuvre entre « événementialité et désobjectivation » (p. 93), parcourt les dispositifs culturels (l’exposition, le musée, la médiatisation), économiques (le marché, le rapport prix/valeur), comportementaux (le statut de l’artiste, du collectionneur), sociaux (appartenance, identités), psychologiques (affect et sensibilité), et ainsi  montre au contraire que la dimension de l’aura peut se trouver portée par la diffusion de masse – avec bien sûr des crédits « auratiques » bien différents, mais non moins puissants. Car, puisqu’il s’agit en tout état de cause avec Jean-Pierre Cometti d’interroger l’art sur ce qu’il fait plutôt que ce qu’il est, voilà qui laisse aux pratiques des artistes leur puissance sans condition. Dans Conserver/Restaurer. L’œuvre d’art à l’époque de sa préservation technique, l’auteur instruit la question de la conservation patrimoniale comme une autre perspective éclairante de prise en considération de la nature des œuvres et relève pourtant que « l’art (…) ou du moins une partie, continue de jouir d’un statut à part, institutionnellement et culturellement (p. 52) ».

Eugen Gabritschevsky
C’est dans cette partie de l’art, assurément à part quant à son statut, que se tient, majeure et presque secrète, une œuvre aussi paradoxale par son développement et la personnalité de son auteur que par la puissance de vision qu’elle déploie, en usant pourtant d’une économie de moyen déconcertante.
Deux catalogues, paraissant à l’occasion de deux expositions à la Maison Rouge à Paris et à la galerie Chave à Vence, permettent de toucher une œuvre que la singularité classe parfois du côté de l’Art brut. Si Eugen Gabritschevsky a produit la plus grande partie de son œuvre en vivant en institution psychiatrique de 1931 à 1979, c’est pourtant une sorte d’art savant qu’il a produit, art de voyant (comme Rimbaud, il a des visions) profondément porté par la pratique, modeste dans ses formats, ses supports, ses outils ; de la peinture et du dessin sous la forme d’une enquête savante qui déborde la puissance de vision de la science (Gabritschevsky fut jusqu’à sa trentaine un remarquable chercheur en biologie). La publication de la Maison Rouge, qui accompagne une exposition dont l’itinérance suivra le chemin de Lausanne, puis celui des États-Unis, s’applique à reconstituer l’itinéraire de l’artiste et de son œuvre, que révéla Dubuffet. La Galerie Chave à Vence, qui porte l’œuvre depuis les années 1960, produit un album qui offre, avec des reproductions de meilleure qualité, nombre de documents et textes de l’artiste. L’un et l’autre sont indispensables et se complètent, en parvenant à restituer l’itinéraire de l’artiste et de l’œuvre, avec une chronologie jalonnée d’éclairages, témoignages et reproductions en nombre, qui laisseront cependant au lecteur nombre de questions en suspens quant au statut des œuvres, et c’est tant mieux ainsi.

Art et aura : en avoir ou pas

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura. Économie de l’art et de la culture, éd. Questions théoriques, collection Saggio Casino, 240 p., 17 €.

Jean-Pierre Cometti, Conserver/restaurer. l’œuvre d’art à l’Ère de sa préservation technique, 2016, éditions Gallimard, collection Les Essais, 312 p., 23 €.

Eugen Gabritschevsky 1893-1979, catalogue collectif, sept auteurs dont Annie Le Brun, 2016, éditions Snoek avec La Maison rouge, Paris, La Collection de l’art brut, Lausanne, l’American Folk Art Museum New York, 192 p. 30 €.

Eugen Gabritschevsky, un peintre visionnaire, collectif (Daniel Cordier, Florence Chave-Mahir, Pierre Wat), 2016, édition Galerie Chave, Vence, 168 p., 40 €, diffusion auprès de la galerie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°463 du 16 septembre 2016, avec le titre suivant : Art et aura : en avoir ou pas

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