Gérard Titus-Carmel - artiste

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 22 juin 2016 - 1718 mots

Peintre-poète travaillant par séries, Gérard Titus-Carmel exécute de grandes toiles ressassant le même motif scandé comme une invitation à une expérience intérieure. Il expose cet été à l’Abbaye royale de Saint-Riquier.

« Je suis un joueur de banjo sans banjo. J’aime le plaisir des mots, les faire fuser », lance-t-il assis sur le grand canapé blanc du salon. Derrière lui, une ribambelle de masques himalayens – des Citipati figurant des têtes de morts souriantes – veillent sur le maître de maison. Leurs rires jaunes s’ouvrent sur de larges rangées de dents. Prolixe, Gérard Titus-Carmel parle avec gourmandise en appuyant ses propos de grands gestes. « Il y a quatre choses qui m’importent véritablement et qui me semblent tout à fait essentielles : la peinture, la poésie, la musique et la beauté. Le reste, c’est l’intendance, la vie comme elle va. La politique, le sous-sol du BHV quand j’ai besoin d’un écrou et d’un boulon », scande-t-il, l’œil pétillant, emporté par son débit de parole.

Depuis cinquante ans, Gérard Titus-Carmel traque la beauté sans relâche à travers la peinture et la poésie. Quand elle se présente, il dit éprouver « un choc au cœur (...) un violent sentiment d’évidence, fait d’agrément et de réconciliation avec le monde. (…) Un sentiment de clarté, où il apparaît soudain, pour le dire comme Proust, que “ce qu’on sait n’est pas à soi” », analyse-t-il dans un grand entretien publié récemment dans la revue Textuel.

Doté d’une mémoire d’éléphant, il convoque Yeats, Saint-John Perse, Pierre Reverdy et Yves Bonnefoy. Il évoque Chardin, Watteau, Bram Van Velde et « ses grandes formes fluides qui dégringolent comme une espèce d’opéra liquide », Morandi et « ses objets cois, trois cafetières et un pot au lait ». « Avec tant de tranquille autorité, tant de beauté et tant de force, on file doux », murmure-t-il en s’avançant au-dessus de la table basse pour mieux capter l’attention de son interlocuteur. « Regarder une peinture, écouter la suite lyrique d’Alban Berg ou une improvisation au saxophone ténor de Sonny Rollins. Là, où il y a de la beauté, d’un seul coup, tout se précipite et tout s’annihile », s’enflamme-t-il.
Peintre, graveur, poète et essayiste, Gérard Titus-Carmel a contribué à plus de 300 expositions à travers le monde et publié quarante-huit livres, dont vingt-cinq de poésie. Dans & Lointains, son dernier recueil de poésies, il évoque Inis Meáin, une île irlandaise de l’archipel d’Aran où il séjourna en 1966 avec sa première épouse. De ce séjour, il garde le souvenir d’une plage de galets posée face à l’Irlande et d’un sentiment de calme et de plénitude. « Un instant de félicité, de bonheur fragile, cuisant, douloureux, gravé dans ma tête. Je n’arrive pas à me défaire de cette image. »

Un fauve en cage
 
Dans son livre Le huitième pli ou Le travail de beauté (Galilée, 2013), Titus-Carmel parle de son expérience poétique comme d’un devoir, d’une nécessité : « Celle de me maintenir encore debout sur le sol de ce monde, en dépit du poids que fait peser sur mes épaules la mémoire de qui je fus. » Poids de la mémoire ? Avant la perte de son épouse en 1967, dans un accident de voiture, il y eut la disparition de son père alors qu’il était encore gamin. « Mon père a eu le bon goût de faire la guerre d’Espagne à 20 ans, la drôle de guerre à 22 ans, de se taper ensuite Dachau et Auschwitz, d’en sortir tuberculeux et de mourir dans un hôpital militaire à l’âge de 34 ans. Je l’ai vaguement aperçu au sanatorium quand j’étais gosse », souligne-t-il. Le petit Gérard vit alors à Paris aux côtés de sa mère, marchande des quatre-saisons : une forte femme qui passe son temps à lui gueuler dessus. Du modeste appartement du 20e arrondissement, il se souvient d’un cosy-corner avec une Diane chasseresse en plâtre et de numéros de la Sélection du Reader’s Digest. « On dormait à trois dans le même lit avec mon demi-frère et ma demi-sœur. C’était l’horreur. À 15 ans, j’étais un fauve.»

Il se réfugie alors dans les salles du cinéma du quartier, ébloui par les westerns (les Indiens, les plumes, les chamans et les tepees, plus que par les cow-boys qu’il déteste), les films de maharadjas et les histoires de corsaires. À 14 ans, il commence à hanter le Louvre. À l’école, bouillonnant et dissipé, il ne tient pas en place. Le trublion est placé chez les Frères des écoles chrétiennes. « Petit à petit s’est faite en moi l’idée que je voulais être artiste peintre ou éventuellement maharadjah, pharaon ou sainte Thérèse d’Avila, mais certainement pas vendeur de beurre, œuf, fromage comme ma mère. » En 1958, après avoir bataillé pour passer le concours d’une école d’art, il intègre Boulle « à la surprise générale et à la [sienne] en particulier ». Il en ressort, quatre ans plus tard, avec un diplôme de graveur en taille-douce et la « carrure d’un premier ouvrier de France ». Au tournant des années 1950, il joue de la batterie dans un orchestre, fréquente les caveaux de jazz avec son ami Christian Gailly. Avec le même entrain, il se passionne pour la peinture surréaliste, le pop art, l’expressionnisme abstrait et la Nouvelle vague, découvrant ce nouveau monde goulûment. La littérature accompagne cette révélation et il avale tout Breton, les écrivains de la Beat Generation, le Nouveau roman et la petite collection « Poètes d’aujourd’hui » des éditions Seghers dans la librairie le Gai savoir, près du métro Saint-Fargeau, où il a ses habitudes. « C’étaient des années d’apprentissage très riches et en même temps des vertiges : que peindre ? »

En 1967, Viviane Forrester le gratifie de sa première vraie exposition, à la galerie du Fleuve, « avec un carton d’invitation et vingt-cinq personnes au vernissage ». En 1969, il abandonne la peinture au profit des installations et du dessin, se penchant notamment sur les rapports ambigus du modèle et de sa copie. « Il ne fallait pas qu’il y ait du panache, de la séduction, de la couleur. J’ai pensé qu’il fallait rester pur et dur pour garantir à mon travail ce découpage, cette géométrie, cette façon de scander le temps », explique-t-il en se caressant le crâne. Ses dessins du début des années 1970 évoquent la rupture, la détérioration, l’altération, « cette mort que je transporte avec moi (...) la part ténébreuse de soi où réside cette douleur », peut-on lire dans ses Travaux de fouille et d’oubli.

Récits saturés de motifs
C’est dix ans après sa sortie de l’école Boulle, en 1972, qu’il représente la France à la Biennale de Venise, puis expose au Guggenheim de New York. Six années plus tard, il a les honneurs du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou. Peu à peu, il abandonne les noirs et les nuances de gris pour revenir à la couleur en 1984, au moment où il s’installe sur les hauteurs d’Oulchy-le-Château (Aisne). Parallèlement, il réalise bon nombre d’estampes se faisant peintre pour des poètes comme Jacques Dupin, Yves Bonnefoy et Bernard Noël dont il illustre les livres. « C’est un homme passionné et très enthousiaste. C’est aussi quelqu’un de très rigoureux et déterminé qui peut parfois se montrer dur et intransigeant », note l’éditeur François Marie Deyrolle qui vient de réunir ses écrits sur l’art dans un seul volume (Gérard Titus Carmel. Au vif de la peinture, à l’ombre des mots, aux éditions de L’atelier contemporain).

À l’écart des écoles et des mouvements, dans l’âpre solitude de sa chapelle désaffectée transformée en atelier, il brosse, découpe, colle, grave et assemble. Ses larges feuilles sont peintes, coupées en formats rectangulaires de différentes tailles, puis collées sur des espaces évidés de la toile, à la manière de marqueteries. Tenace et entêté, cet adepte du travail par séries explore les possibilités d’un même motif jusqu’à l’usure, les poussant dans leurs derniers retranchements. En témoigne la « Suite Grünewald » (1994-1996) dans laquelle il entreprend un long travail d’analyse des principes de composition du retable d’Issenheim. Il s’attelle, en 159 variations, à faire émerger ses lignes de construction et sa géométrie subtile. Suivent des séries pleines d’élan et de couleurs, véritables hymnes à la fécondité de la nature comme la « Grande Feuillée » (2003), la « Grande Jungle » (2004) et les toiles rutilantes des « Brisées » (2009-2011) tissées d’or, de rouge ancien et de bleu profond. C’est une peinture intériorisée, introvertie.

La vaine quête de la beauté
Une peinture très construite, architecturée et fouillée, œuvre d’un perfectionniste qui dissimule ses angoisses derrière sa fantaisie et sa drôlerie. « C’est un solitaire. Un homme hypersensible qui est immédiatement atteint par le monde extérieur. Un homme désespéré doté d’une vitalité extraordinaire », témoigne Evelyne Artaud, commissaire d’exposition indépendante qui le côtoie depuis une quinzaine d’années.

Auteur de plusieurs livres consacrés à des peintres (Chardin, Bonnard, Munch notamment) et à des poètes (Hart Crane, Gustave Roud, Pierre Reverdy), il est à la fois un peintre et un écrivain. Depuis la fin des années 1980, il a bâti en parallèle une œuvre de poète publiée aux éditions Fata Morgana, Obsidiane et Champ Vallon. « Il a longtemps été un peu à part dans le monde la poésie. Mais il a su s’installer comme un pôle qui a sa place dans la poésie classique contemporaine », observe l’écrivain et éditeur François Boddaert. C’est un poète qui s’obstine à traquer la beauté « sans espoir de l’élucider ». Grand amoureux de l’Irlande, il s’est rendu en 1964 à Drumcliff dans le comté de Sligo où est enterré le poète William Butler Yeats. Sur sa tombe située à côté d’une tour ronde du Xe siècle, on peut lire l’épitaphe suivante : « Jette un regard froid sur la vie, sur la mort, cavalier, et passe ton chemin ». « Cette tombe, la mer, le vent : c’est mon paysage mental. J’y étais comme un poisson dans l’eau », se souvient-il.

GERARD TITUS-CARMEL EN DATES

1942 Naissance à Paris
1962 Diplôme de graveur en taille-douce à l’École Boulle
1972 Exposition à la Biennale de Venise
1978 Exposition au Centre Pompidou
1990 Exposition au Musée Ingres à Montauban
2008 Exposition de la « Suite Grünewald » au Collège des Bernardins (Paris)
2016 Exposition à l’Abbaye royale de Saint-Riquier

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°460 du 24 juin 2016, avec le titre suivant : Gérard Titus-Carmel - artiste

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