Rétrovision : La justice traque les ententes illicites

1997, la justice américaine enquête sur Christie’s et Sotheby’s

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 25 mai 2016 - 863 mots

1997, la justice américaine démarre son enquête sur une entente illicite entre Christie’s et Sotheby’s sur les frais acheteurs.

D’Apple aux fabricants de yaourts, en passant par la Société Générale ou les grandes marques de produits d’hygiène, les condamnations pour entente illicite entre concurrents pour se partager le marché ou fixer des prix communs ne cessent d’alimenter les colonnes des journaux économiques. En effet, les États sont de moins en moins tolérants à l’égard de ces pratiques frauduleuses qui pénalisent les consommateurs. Le marché de l’art n’échappe pas à cette tentation aussi ancienne que le commerce lui-même. Dans les années 1990, Alfred Taubman et Sir Anthony Tennant, les deux patrons respectifs de Sotheby’s et Christie’s, n’y ont pas résisté. Il faut dire qu’avec 70 % du marché à eux deux, il est très simple de se mettre d’accord discrètement lors d’un déjeuner sur un ou deux taux de frais acheteurs. L’enquête lancée en 1997 par la justice américaine a mis en évidence qu’en 1992 et 1995 les deux auctioneers avaient augmenté quasi simultanément leurs frais de ventes. En droit, il n’est pas interdit d’afficher les mêmes prix, et aujourd’hui encore les grandes maisons de ventes ont des barèmes officiels assez proches les uns des autres. En revanche, l’entente entre concurrents est sanctionnée par la justice. Mais comment la prouver ?

Délation organisée
De nombreux pays ont introduit dans leur arsenal judiciaire un dispositif qui permet d’atténuer la condamnation de personnes ou entreprises incriminées, si celles-ci coopèrent avec la justice. Ce fut le cas dans l’affaire Sotheby’s-Christie’s. Deux ans après le début de l’enquête, Christie’s annonce qu’elle « coopère » avec la justice américaine : en clair, elle a fourni des preuves des discussions de son haut management avec celui de Sotheby’s qui se retrouve ainsi piégé. Il faut dire qu’entre-temps, François Pinault a pris le contrôle de la maison de ventes anglaise, et avec le pragmatisme qui le caractérise, il a préféré transiger avec les autorités, ne se sentant sans doute pas concerné par l’accord. À la même époque, le Breton est aussi embourbé dans l’affaire Executive Life, du nom d’une compagnie d’assurance californienne qu’il a rachetée et qui se soldera par un non-lieu en 2012, après des années de procédures. Dans l’affaire récente du « cartel des yaourts », c’est Yoplait qui a bénéficié de cette procédure de délation en échange d’un allègement des sanctions. Mais Alfred Taubman n’est pas uniquement démasqué par son ancien allié et concurrent, sa numéro deux, Diana Brooks, se met à table et charge son patron contre une remise de peine. Celui-ci doit alors démissionner (en février 2000) de la présidence de Sotheby’s, tout en négociant un accord avec les autres actionnaires pour mettre la main à la poche et régler une partie des condamnations à venir. En octobre 2000, les deux maisons de ventes acceptent de payer 512 millions de dollars d’indemnités à leurs anciens clients qui estimaient avoir payé des frais indus, en échange d’un abandon des poursuites. Alfred Taubman règle personnellement la moitié de la condamnation de Sotheby’s, de même qu’il indemnise lui-même, pour la somme de 30 millions de dollars les actionnaires de son entreprise qui le poursuivaient aussi.

Taubman en prison

Mais si cet accord met fin aux poursuites civiles, l’action pénale  suit son cours. En mai 2001, Alfred Taubman et Sir Anthony Tennant sont inculpés pour entente illicite et en janvier 2002, Taubman est condamné à un an de prison et 7,5 millions de dollars d’amende. En septembre 2002, l’homme d’affaires qui a fait fortune en construisant des centres commerciaux, démarre à 78 ans une carrière de détenu. De sa cellule, il assiste à une nouvelle condamnation, toujours pour les mêmes faits, mais cette fois par la Commission européenne. Diana Brooks est, elle, condamnée à six mois de résidence surveillée et 350 000 euros d’amende. Le Britannique Anthony Tennant échappera, lui, à la peine, refusant d’aller aux États-Unis, la Grande-Bretagne n’extradant pas les siens pour ce type de délits. Il décédera en 2011, quelques années avant Alfred Taubman (avril 2015), qui entre-temps avait vendu ses actions. Sans rancune, ses héritiers ont dispersé sa fabuleuse collection, cette année… chez Sotheby’s.

Aujourd’hui, si les maisons de ventes chinoises sont venues  concurrencer Christie’s et Sotheby’s en Asie, le duopole est toujours aussi dominant dans les pays occidentaux. Pour autant, la situation a bien changé et la concurrence entre les deux auctionneers pour convaincre les collectionneurs de mettre en vente leurs pièces chez eux à coup de remises réduites, garanties et autres opérations marketing n’a jamais été aussi rude. De même, si l’on peut suspecter les États d’une certaine complaisance à l’égard de l’évasion fiscale, on note qu’ils sont particulièrement vigilants sur les ententes, n’hésitant pas à prononcer de lourdes condamnations. Apple a accepté de payer 450 millions de dollars en 2014 pour mettre fin à son procès concernant le prix des livres électroniques sur sa plateforme, le « cartel des yaourts » a été condamné à 193 millions d’euros par l’autorité française de la concurrence, tandis qu’en avril dernier les autorités européennes de la concurrence ont ramené à 223 millions d’euros l’amende infligée à la Société Générale pour entente illicite sur le marché de l’Euribor.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°458 du 27 mai 2016, avec le titre suivant : 1997, la justice américaine enquête sur Christie’s et Sotheby’s

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