Guggenheim

Les cellules de Louise Bourgeois

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 mai 2016 - 744 mots

À Bilbao, les installations de l’artiste se traversent, tels des espaces architecturaux invitant à une plongée dans son univers autobiographique.

BILBAO - Esthétique, le travail de Louise Bourgeois ? Qui pourrait dire le contraire en admirant ses magnifiques réalisations qui occupent plusieurs vastes salles à Bilbao ? Mais, pour elle, l’art est avant tout un rituel, parfois cru, une tentative d’affronter le chaos avec force. « Tout mon travail est un autoportrait inconscient, il me permet d’exorciser mes démons. Dans mon art, je suis la meurtrière, dans mon monde, la violence est partout  », dit-elle. Et, de fait, même si le sang n’y coule pas véritablement, l’œuvre est inquiétante, menaçante.

Elle est d’autant plus inquiétante que l’exposition a fait le pari judicieux de donner une place essentielle aux « Cellules » (Cells). Ce sont des installations qui recréent entièrement un espace et forment un dialogue d’une force inouïe avec le corps du spectateur. Plutôt que d’y être absorbé passivement, il est impliqué dans l’œuvre, car appelé à se déplacer, à traverser, à tourner autour et dans l’espace qu’elle occupe. Il s’agit de travaux d’une taille importante dont le transport, qui nécessite des moyens logistiques lourds, est toujours coûteux. Ici, néanmoins, l’effort en valait la peine, car c’est pratiquement l’ensemble de l’univers de Bourgois que l’on découvre.

Autobiographique, l’œuvre est dotée d’un pouvoir thérapeutique ; « L’art est une garantie de santé mentale », est l’une de ses déclarations. Certes, cette attitude est loin d’être un cas isolé. Réaliser une œuvre à partir d’une mythologie personnelle est devenu de nos jours une pratique courante. Toutefois, Louise Bourgeois a joué là un rôle précurseur, son langage plastique se vouant depuis ses débuts à explorer de façon compulsive son monde intérieur. Jamais anecdotiques ni descriptifs, ses travaux prennent l’allure de comptines cruelles, réminiscences d’une enfance douloureusement conflictuelle.

Œuvre autobiographique
Deux thèmes reviennent le plus souvent sur ses expériences en tant que femme et ses souvenirs d’enfance. L’importance du féminisme aux Etats-Unis – pays où Louise Bourgeois séjournait depuis 1938 – devient déterminante dans une production traversée par l’intimité sous toutes ses formes. Pendant plus d’un demi-siècle, l’artiste met en scène toutes les violences, sourdes ou brutales, qu’inflige l’existence. Sans être féministe, elle se considère comme spécialiste du féminin. Ainsi, on peut voir ici une série nommée « Femme-maison », une œuvre au titre ironique, où une femme est représentée nue dans sa partie inférieure, tandis que le tronc est remplacé par une maison de plusieurs étages (Femme-Maison, 1982). Ailleurs, à la différence des surréalistes, auxquels, pendant un temps, Bourgeois était affilée, le corps féminin et ses désirs ne sont ni idéalisés ni contrôlés par la vision masculine, mais au contraire, représentés dans toute leur violence. Les images auxquelles Bourgeois a recours ne sont pas des métaphores romantiques enjolivées, mais la présentation explicite d’un univers fantasmatique d’une grande crudité : fragments d’anatomie, objets partiels érotiques, seins et vagins, phallus réalistes ou stylisés, isolés ou multiples (Janus fleuri, 1968). Le passé enfantin, représenté à Bilbao en force, n’est pas non plus réjouissant. Les commissaires ont choisi des installations puissantes qui mettent en évidence les rapports conflictuels de Bourgeois avec son père et ses souvenirs traumatisants, plus ou moins réels. Dans un rituel funèbre, l’artiste crée une pièce « cannibale et meurtrière » tout à fait explicite : La destruction du Père (1974). Réunie, la famille entière s’adonne à l’engloutissement du père dans une grotte. En 1992, l’installation de taille imposante, conservée habituellement au Centre Pompidou, Precious Liquids, est un immense tonneau, réservoir d’eau des toits new-yorkais. Les liquides précieux sont pour l’artiste ceux émis par le corps : le sang, le lait, les larmes, le sperme… tous fluides qui circulent dans notre organisme. À l’intérieur, on trouve un lit et quatre montants métalliques porteurs de récipients en verre, à travers lesquels sont censés s’écouler les liquides. Un manteau démesuré symbolise le père, cette figure d’autorité à la fois protectrice et menaçante, qui inspire passion et terreur. Pour finir, avec la recréation de la chambre parentale, c’est la scène primitive que Bourgeois propose. Toujours couleur de sang, ce lieu de mémoire archaïque remet en jeu les liens complexes avec cette sexualité qu’on a du mal à admettre (Chambre rouge-Enfant, 1994). Et la mère dans tout cela ? Pas gâtée non plus. Il suffit d’aller dehors pour apercevoir, sur le parvis du musée, l’œuvre emblématique de l’artiste franco-américaine : l’araignée géante, dont on méconnaît le titre, Maman.

LOUISE BOURGEOIS

Nombre d’œuvres : 95

LOUISE BOURGEOIS-CELLULES

Jusqu’au 4 septembre 2016, Guggenheim Bilbao, Avenida Abandoibarra 2, 48001 Bilbao (Espagne), tél : 34 944 35 90 08

www.guggenheim-bilbao.es

tlj sauf lundi 10h-20h, entrée 16 €.

Catalogue éd. Prestel Verlag Munich, 288 p., 150 €

Légende Photo :
Louise Bourgeois, Cell (The last climb), 2008, Steel, glass, rubber, thread and wood, 384.8 x 400.1 x 299.7 cm Collection National Gallery of Canada, Ottawa Photo: Christopher Burke © The Easton Foundation / VEGAP, Madrid

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°458 du 27 mai 2016, avec le titre suivant : Les cellules de Louise Bourgeois

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