La propagande visuelle de l’État islamique épouvante les populations

La guerre de Trente Ans inaugure la stratégie de l’effroi

Par Colin Lemoine · Le Journal des Arts

Le 18 février 2016 - 778 mots

L’Irak, la Syrie et la Libye sont devenus les foyers incandescents de la barbarie. Les partisans cagoulés de Daech (acronyme de l’organisation État islamique) y combattent des forces adversaires, y massacrent des populations civiles et y sèment une terreur sans mesure.

Le sang ne suffit pas, il faut désormais l’effroi, celui qui tétanise, hante, asservit, rend esclave ou fou.

Vaincre par les armes n’est plus la seule règle. Il faut inoculer la peur noire, procéder à une monstration de l’atrocité – filmée, photographiée, narrée et diffusée afin d’effrayer les supposés ennemis. Tuer et piller n’est pas assez. Il faut décapiter, éventrer, saigner, dégrader l’humain pour terroriser son semblable.

La guerre de Trente Ans
En 1633, au mitan de la guerre de Trente Ans (1618-1648), le Lorrain Jacques Callot (1592-1635) publie, deux ans avant sa mort, les « Grandes Misères de la guerre », une série de dix-huit eaux-fortes dont existent trois états. Ces planches, d’environ 9 cm de haut et 19 de large, relatent les exactions auxquelles se livrent des belligérants désireux de régner sur l’Europe, partagée entre les protestants d’un côté et les catholiques de l’autre.

La Lorraine est alors un duché écartelé entre les régions catholiques du Saint Empire romain germanique et le Royaume de France, lequel, rallié tactiquement à la cause protestante – celle des puissances danoises et suédoises –, entend ainsi contrer la maison de Habsbourg pour obtenir la suprématie en Europe.
Bien que les estampes ne soient pas identifiables à des campagnes spécifiques, cette suite gravée paraît en 1633, peu après le siège de Nancy par les armées de Louis XIII, décidées à soumettre la Lorraine de Charles IV, acquise à l’Empire. D’un réalisme macabre, les scènes conçues par Callot constituent non pas tant une proclamation pacifiste ou une déclaration patriotique qu’un témoignage inégalé sur les atrocités d’un conflit ivre de violence. Moins morales que picaresques, elles permettent d’approcher une guerre de religion qui, semblable en cela à la barbarie qui consume aujourd’hui le Levant, enregistre une cruauté inouïe et, plus encore, une véritable stratégie de l’effroi, loin des guerres conventionnelles entre militaires.
Son invention du vernis dur, son utilisation de l’échoppe couchée, une pointe triangulaire à la précision insensée, et son recours aux morsures successives de l’acide, qui créent une profondeur de champ inédite, permettent à Jacques Callot, comme nul autre avant lui, d’exprimer la torture à l’œuvre, depuis son déploiement panoramique jusqu’à ses plus infimes manifestations.

Les populations civiles, nouvelles victimes
Si les scènes consacrées à l’enrôlement des troupes et à la bataille proprement dite sont encore conventionnelles – Albrecht Altdorfer ne les eût pas reniées –, celles qui figurent des épisodes prétendument connexes sont terribles : la scène de pillage voit des soldats vider les coffres, violer une femme, rôtir un cadavre et, de manière significative, imposer à leurs ennemis agenouillés la vue insoutenable de leurs méfaits ; l’incendie du village voit des cadavres oubliés par des soldats qui, nous disent les vers étayant l’image, « exercent des ravages sans que la peur des lois non plus que le devoir, ni les pleurs ni les cris les puissent émouvoir ». Daech n’est pas si loin, bien que l’État islamique se distingue par une propagande visuelle saturée d’images stéréotypées et d’expédients empruntant aux codes d’un certain cinéma apocalyptique (mise en scène dramatisée, zooms et effets sonores édifiants).

« Les Misères et les Malheurs de la guerre » – tel est le titre original de cette série – rappellent combien le champ de bataille, avec ses règles et ses limites, n’est plus le seul terrain d’une guerre qui tue et horrifie. Par conséquent, l’espace public est un espace privilégié, avec ses vastes places autorisant une spectacularisation de la mort et une mise en scène de l’abomination : la scène de l’estrapade représente un corps supplicié, hissé à un mât avant d’être cogné à plusieurs reprises sur le sol tandis que celle de la pendaison figure des victimes suspendues à un chêne comme du gibier après un retour de chasse. Au cœur de la ville, à la vue de tous. Pour l’exemple, pour l’effroi.

Avec une science éprouvée de l’étendue et du détail, Jacques Callot entremêle dans chaque eau-forte le macroscopique et le microscopique, purge la guerre de toute dimension héroïque pour en montrer les ruines et les blessures, les petites mutilations et la grande monstruosité. L’artiste lorrain nous l’enseigne : la guerre de Trente Ans fonde un nouveau genre de conflit, où comptent aussi bien la mort que la terreur, la guerre que l’image laissée par la guerre. Le combattant devra saigner les corps et marquer les esprits. L’artiste, lui, devra saisir ces nouveaux damnés. Francisco de Goya et Robert Capa s’en souviendront.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : La guerre de Trente Ans inaugure la stratégie de l’effroi

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