Marc Desgrandchamps, peintre - Portrait

Marc Desgrandchamps, peintre de toiles figuratives au caractère énigmatique et irréel, vient de rejoindre la Galerie Lelong

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 18 février 2016 - 1556 mots

Peintre du délitement du monde, il exécute de grands formats sur lesquels se découpent des silhouettes irréelles. Représenté dorénavant en France par la Galerie Lelong, il expose actuellement à Leipzig.

« La Galerie Lelong représente désormais Marc Desgrandchamps. » La nouvelle a été rendue publique le 6 janvier. Après vingt années de collaboration avec la galerie Zürcher, l’artiste a rejoint l’institution du 13, rue de Téhéran qui fut autrefois animée par Aimé Maeght. « C’est moi qui ai sollicité la Galerie Lelong. Mon départ s’est fait en douceur, de manière apaisée », explique, deux jours plus tard, l’artiste en déambulant dans son atelier lyonnais. « Ce que j’attends de ce changement ? C’est difficile à dire, dit-il, avec un petit rire embarrassé, en cherchant ses mots. La Galerie Lelong a une histoire. Elle travaille avec des artistes illustres qui pour la plupart m’intéressent. C’est très stimulant. C’est une question d’ouverture et de respiration. »
Grand et mince, Marc Desgrandchamps possède un flegme et un détachement très britanniques. En cet après-midi de janvier, il est occupé à tendre une toile de lin sur un châssis. « Cela me détend », précise-t-il. Grand rectangle à la lumière morne, coincé entre une rue sans âme et un minuscule jardin encombré de lierres et d’herbes folles, son atelier est encombré de toiles et de piles de CD-Rom. Au stock de tableaux des années 1980 et 1990 sont venues s’ajouter des œuvres des années 2000 en provenance de son ancienne galerie de la rue Chapon.

Punaisée au mur, une gouache sur papier marouflé dépeint une femme en robe jaune, vigoureuse et enracinée, se tenant debout face à des sommets enneigés. La surface est ponctuée, hachée de formes coniques rouges et menaçantes. Un peu plus loin sur le même mur, une grande toile montre une femme en maillot de bain noir, campée sur une plage, face à la mer. D’étranges nuages occupent la partie haute du tableau. Au premier plan : un cheval monstrueux. « Je vais peut-être reprendre la toile », dit-il songeur, une main sur la hanche. Lieu de liberté, de vacance et de vacuité, la plage est l’un des petits théâtres préférés du peintre. Un des terrains d’élection de ses personnages énigmatiques et désœuvrés.

Peindre le sable qui se dérobe, le sable symbole de la multitude, de la stérilité, de l’éphémère, pour décrire un monde qui se délite. Énigmatiques, les toiles de Marc Desgrandchamps sont rarement sereines. À l’image de l’homme ? « Marc est quelqu’un d’assez mystérieux. Il est plutôt introverti. Il est tout en retenue, un peu à l’image de sa peinture », observe Isabelle Bertolotti, conservatrice au Musée d’art contemporain de Lyon.

Fils d’un fonctionnaire de l’administration des Ponts et Chaussées, petit dernier d’une famille de trois enfants, le jeune garçon a une enfance itinérante. Il découvre le dessin en observant son frère aîné, architecte en herbe, à l’exercice. À l’âge de 12 ans, il tombe en pâmoison devant une reproduction du Déjeuner sur l’herbe de Manet. À 16 ans, il se passionne pour l’univers violent, polémique et drôle de Dada. Adolescent timide et peu expansif, passionné de musique, le jeune homme écoute les Who, Art Blakey, de la soul music et du rhythm and blues. Au milieu des années 1970, place au cinéma, aux films de Stanley Kubrick et de Michelangelo Antonioni, L’Avventura (1960) et Blow-up (1966) notamment. « Qu’est-ce que l’on voit ? Comment le voit-on ? Et qu’est-ce que l’on ne voit pas dans ce qui se donne à voir ? », s’interroge Marc Desgrandchamps à propos de ce dernier long-métrage en évoquant Thomas, le personnage de photographe de mode qui pense dominer le visible et se retrouve dépassé.

Une « éponge iconographique »
À 18 ans, il intègre les Beaux-Arts de Paris. « Je ne voyais pas bien ce que je pouvais faire d’autre », note-t-il. Il hante le Centre Pompidou qui vient d’ouvrir ses portes et les galeries d’art de la capitale. « J’étais une véritable éponge iconographique. Je regardais les œuvres reproduites dans les revues. Nous étions en pleine période néo-expressionniste et néo-fauve. Mes dessins avaient quelque chose de très violent. Ils étaient assez proches de la force sonore et rythmique, de la frénésie de la musique que j’appréciais alors », se remémore le peintre. Le peintre Vincent Corpet, rencontré à l’École des beaux-arts de Paris et avec lequel il resta lié de longues années, évoque, de son côté, « la mémoire d’éléphant de ce très grand lecteur. C’est un des plus grands historiens de l’art que je n’aie jamais rencontrés ». Il y a l’homme public, réservé, nonchalant et d’apparence un peu austère. Et le Marc Desgrandchamps intime passionné de musique, doté d’une bonne dose d’humour et d’un certain talent d’imitateur, selon son ami Stéphane Pencréac’h. « Il a une intelligence et une culture que l’on retrouve à peu d’endroits », relève le peintre.

En 1984, Desgrandchamps expose à la Maison de la culture de Saint-Étienne aux côtés de Pierre Moignard et de Vincent Corpet. « Des trois artistes, il était le moins polémique. Il se contentait d’approuver d’un hochement de tête les arguments imparables de Vincent Corpet ou les ponctuations énigmatiques et hautaines de Pierre Moignard », se souvient Fabrice Hergott, alors responsable des expositions du lieu dans la ville préfecture de la Loire.

Trois ans plus tard, le trio se retrouve, sous la houlette du même Hergott, dans les galeries contemporaines du Centre Pompidou. Les trois « malheureux » peintres essuient quolibets et insultes, à une époque où ce type de figuration était mal considéré. « Cela a été hyper mal reçu. Un type s’est mis à hurler le soir du vernissage », raconte Marc Desgrandchamps.

« Nous étions secoués. Il nous fallut à tous quelques années pour reprendre pied. Les artistes continuaient dans l’isolement le plus total et je devais payer assez cher ce qui sera plus tard considéré avec bienveillance comme un “faux pas” », note Fabrice Hergott, à l’époque jeune conservateur au Musée national d’art moderne.

Au début des années 1990, Desgrandchamps abandonne peu à peu ses figures monumentales mythologiques robustes et aux visages impassibles inspirées de Max Beckmann et d’Auguste Chabaud. « Dans les années 1980, relate l’artiste, j’élaborais mes tableaux ex nihilo comme la transposition picturale d’images mentales. Au tournant de la décennie suivante, j’ai commencé à m’intéresser à mon environnement visuel. Je voulais restituer en peinture les sensations éprouvées à la vue d’espaces ou de lieux à travers lesquels je me déplaçais, l’apparence qu’ils prenaient sous certaines lumières. »
Le peintre se tourne ensuite vers la photographie et le cinéma. Il truffe ses tableaux de détails (postures, gestes) et de sujets inspirés de photographies de presse et de scènes cinématographiques volées à des maîtres du septième art parmi lesquels Antonioni, Ingmar Bergman et Alain Resnais. « La photographie me servait de document, d’aide-mémoire, et venait complexifier une représentation jusqu’alors très linéaire et synthétique », explique-t-il.

Saper la représentation
À partir de 1990, il peint des paysages formés de rhizomes, d’entrelacs de couleurs froides qui évoquent l’expressionnisme abstrait américain. Au fil des années, la figure féminine tend à devenir un motif récurrent de son œuvre. Ses femmes au regard absent et aux corps tronqués, diaphanes et fantomatiques, sont parées d’un voile ténu et translucide. Réalisées avec peu de matière, à l’aide d’une peinture fluide, les chairs laissent transparaître des éléments de décor ou de paysage. Les couleurs presque liquides et les contours estompés de ses sujets engendrent des univers fantasmatiques. Ses toiles se peuplent de motifs fuyants et d’objets obsessionnels (tongs, serviettes de plage claquant au vent, meubles de camping renversés) qui surgissent, se chevauchent et s’évanouissent.

Que signifie ce besoin de déconstruire les apparences, de saper la représentation ? « Pour moi, l’art est avant tout une interrogation, un questionnement du visible. La réalité contemporaine est elliptique. J’essaye de recueillir les traces parcellaires, fragmentées, de certains souvenirs, et d’en reconstituer certains aspects. Il n’y a pas de message, juste une vision du monde. »

En 2004, Marc Desgrandchamps a les honneurs de quatre musées en régions (Les Sables d’Olonne [Vendée], Saint-Gaudens [Haute-Garonne], Strasbourg, Lyon) qui lui consacrent des expositions distinctes. En 2011, c’est le Musée d’art moderne de la Ville de Paris qui lui ouvre grand ses portes. À l’issue de la rétrospective, l’artiste rejoindra la galerie Eigen Art qui le représente depuis en Allemagne.
Travailleur et déterminé, il maintient le cap, indifférent à la réprobation, à l’ostracisme de ceux qui pensaient la peinture comme un médium dépassé. Tous les jours, il est à pied d’œuvre dans son atelier situé sur la presqu’île dans le quartier des Confluences. « Rien ne le détourne de sa voie, de sa pratique. Il ne se déconcentre jamais. C’est un véritable bulldozer de la peinture », témoigne le peintre Djamel Tatah.

Marc Desgrandchamps en dates

1960 : Naissance à Sallanches (Haute-Savoie).
1978 : Il entre aux Beaux-Arts de Paris.
1984 : S’installe à Lyon.
1987 : Expose dans les galeries contemporaines du Centre Pompidou aux côtés de Vincent Corpet et de Pierre Moignard.
1995 : Entre à la galerie Zürcher, à Paris.
2004 : Expositions monographiques aux Sables d’Olonne, à Saint-Gaudens, à Lyon et à Strasbourg.
2006 : Espace 315 du Centre Pompidou.
2011 : Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
2016 : Galerie Eigen Art à Leipzig (jusqu’au 5 mars). Rejoint la Galerie Lelong, Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Marc Desgrandchamps, peintre - Portrait

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