Tapisserie Lurçat, prophète des temps modernes

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 18 février 2016 - 572 mots

Une monographie illustrée relate le chant tissé entrepris par le créateur à partir de 1957 pour conjurer l’horreur atomique.

Le « Chant du monde », ensemble de dix tapisseries de Jean Lurçat (1892-1966), est un cri d’alarme lancé contre l’apocalypse nucléaire. À l’occasion des 50 ans de la disparition de son créateur, les éditions Somogy lui consacrent une magistrale monographie illustrée. Gérard Denizeau, auteur du catalogue raisonné de l’œuvre peint (éd. Acatos, Lausanne, 1998) et d’une monographie sur Lurçat (éd. Liénart, 2013), a écrit ce livre pour dénouer les mystères de cet immense miroir textile tendu devant les hommes, mais aussi pour le réhabiliter.

Lurçat avait conçu ce poème symphonique tissé, conservé à l’hôpital Saint-Jean d’Angers depuis 1968, pour conjurer la menace d’anéantissement liée à la bombe atomique. En 2016, alors que l’on s’apprête à commémorer les 30 ans de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et les 5 ans de celle de Fukushima, cette terrible épée de Damoclès n’a toujours pas disparu. Généreusement et somptueusement illustré par de nombreuses doubles pages de photographies et de multiples gros plans permettant d’apprécier les détails de la tapisserie, l’ouvrage est rempli du souffle de l’œuvre.

D'après l'"Apocalypse"

Hanté par le risque d’une guerre nucléaire, au lendemain de l’explosion des bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945 et de la course à l’arme atomique qui s’ensuivit, l’artiste veut lancer un appel prophétique aux forces de lumière en s’inscrivant dans le droit-fil de la Tenture de l’Apocalypse. Lurçat avait découvert en 1938 cette tapisserie du Moyen Âge finissant, achevée autour de 1382, qui illustre l’Apocalypse de Jean. En 1957, il entreprend le premier volet de son chant en dix strophes qui sera exécuté, d’après ses cartons, par l’atelier de François Tabard à Aubusson (Creuse).

Après un chapitre consacré à la genèse de l’œuvre, l’ouvrage de Gérard Denizeau suit la progression de Lurçat, en évoquant tour à tour les dix tentures, avant de se pencher sur les péripéties de leur achat par la Ville d’Angers. La pièce tissée intitulée La Grande Menace évoque l’épouvante atomique. La bombe suspendue au-dessus de nos têtes est figurée, sur la partie gauche, par un aigle qui plane sur le monde et un taureau qui essaime son poison sur la planète. Dans la partie droite, le bateau de la Création est dirigé – barré – par l’homme devenu maître de la Création. Perchée au-dessus de lui, près du gouvernail, se tient la chouette de Pallas Athénée, symbole de la sagesse. « Que la bombe soit lâchée par l’aigle ou par le fauve et le monde ne sera plus qu’un magma empoisonné, […] qu’une innommable bouillie de pierrailles, de hurlements et d’hommes éperdus », avertit Lurçat dans ses manuscrits. L’Homme d’Hiroshima, second volet de la tapisserie, dépeint un corps humain transformé en squelette d’un blanc livide, enfermé dans les rais d’un champignon atomique d’un vert cadavérique qui ressemble à un cercueil. Les cheveux de l’homme sont en feu, une flamme sort de son œil en écho à un passage de l’Apocalypse de Jean. Le chant s’achève, avec la dixième tenture (Ornamentos sagrados), sur un appel à l’éveil des consciences et à un changement de voie. Dans sa volonté de domination mondiale, la civilisation occidentale conduit le monde vers une catastrophe qui ne sera évitée, nous dit Lurçat, « qu’au prix d’une reconsidération en profondeur des systèmes spirituels par lesquels l’homme s’est toujours efforcé de dépasser sa condition mortelle ».

Jean lurcat. le chant du monde, somogy éditions d’art, 2015, 173 p., 39 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Tapisserie Lurçat, prophète des temps modernes

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