Chronique

Du Nord au Sud et retour : art, race, style, identité

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 18 février 2016 - 962 mots

Les invasions barbares constituent la pierre angulaire de constructions intellectuelles qui usent de l’« origine » comme d'une clef de lecture pour l’art, du XVIIIe siècle à nos jours. Éric Michaud opère une mise au point.

C’est un formidable parcours de l’histoire bimillénaire de l’Europe occidentale que propose Éric Michaud sous le titre Les Invasions barbares : une traversée de la manière dont la modernité occidentale a constitué lesdites invasions en mythe. Un mythe à la fois structurant et conflictuel de la pensée de la culture de l’Europe, qui voit la chute de l’Empire romain sous les coups des Barbares éclairer la dualité, antagonique et à géométrie variable selon les penseurs, entre Europe du Nord destructrice et féconde Europe du Sud, entre une latinité féminine et décadente et une mâle germanité, entre monde roman et esprit gothique. « Sur le socle de l’antithèse géographique et climatique du Nord et du Midi, héritée du XVIIIe siècle, est bientôt venu s’arrimer un véritable arsenal d’oppositions que le XIXe siècle va développer avec une constance étonnante, et que le siècle suivant affinera encore (p. 114). »

Comme le précise son sous-titre, l’enjeu de cet essai est généalogique. Éric Michaud y piste les fondements, les arguments, les figures, les reprises, les retournements de cet épisode historique en déconstruisant le nouveau « storytellling » ainsi forgé, dans une interrogation aussi exigeante qu’informée sur l’usage de l’histoire par l’histoire des idées et spécifiquement par l’histoire de l’art. Car celle-ci a usé de tout temps, jusqu’à la fantasmagorie, de cette préoccupation de l’origine. Elle fut capable par exemple de conclure avec l’autorité de l’historien « à la réalité de races imaginaires en se fondant sur les fictions de l’art (p. 101) », capable de nombre d’autres boucles bien plus idéologiques que logiques, dont les invasions sont devenues la pierre angulaire.

Le critère de l'origine
Au long des 300 pages d’un essai dense mais d’une écriture agréable, l’auteur fait mesurer au lecteur avec finesse et érudition comment, du XVIIIe siècle à aujourd’hui, l’origine culturelle, géographique ou « raciale » demeure un critère communément accepté pour l’interprétation de l’art. Cette question de l’origine – des hommes, des choses, des idées – s’impose en effet comme principe classificatoire, qui structure la pensée, sous une forme consensuelle ou conflictuelle. Pour le dire trivialement : dis-moi d’où tu viens et je saurais qui tu es, et même ce que tu vaux. Le XXe siècle s’ouvre ainsi sur le primitivisme tandis que le XXIe est traversé par l’ethnicisation de la scène artistique (paradoxe d’un monde et d’une scène globalisés, où l’on identifie un « art chinois », un « art africain », où l’on confronte encore volontiers un art « français » à un art « allemand »), montrant combien la provenance demeure une clef de lecture. « L’histoire de l’art s’est d’abord formée sur le modèle des sciences de la vie : elle prétendait nommer, décrire et classer ses objets comme des êtres vivants, assimilant la création artistique à un processus naturel qu’elle voulait comprendre dans son développement. En regardant les œuvres d’art comme des plantes, des animaux ou des humains, en les regroupant selon divers dispositifs de différence et de ressemblance, l’histoire de l’art a cru pouvoir mettre à jour des constantes et des continuités, établir des généalogies de forme, construire des “familles stylistiques” et révéler des parentés (p. 24). » Et développer, comme en tout anthropocentrisme, des projections inépuisables dont la matrice est une lecture de l’histoire, la décadence et la « refertilisation » par l’autre devenant les grandes scansions de la culture. La littérature artistique va en effet foisonner de références au combat de Rome contre les Goths et les Huns – jusqu’aux Lombards qui occupent la plaine du Pô. En France, Francs, Celtes et autres Gaulois, servent et desservent, selon le point de vue, le « goût », le « génie de la nation », alors que le romantisme, allemand dans sa formulation théorique, se veut en rupture avec l’idéal classique. « L’histoire de l’art commence avec le romantisme par la fragmentation de l’éternité classique – et cette chute de l’art dans la conscience historique s’effectue sous le signe des Barbares (p. 127) ».

De « caractère national » en « tempérament ethnique », avec ici une « causalité climatique », argument parmi d’autres de Montesquieu en son temps, le scientisme du XIXe siècle va enfoncer le clou, entre célébration de la « pureté » et angoisse du métissage ; et le biologisme appliqué à l’histoire « naturelle » de l’art permet tranquillement de conforter toutes sortes d'« esprits des nations » et autres « styles de race », à l’appui, par exemple, des certitudes physiognomoniques.

« Racialisation »
Avec une grande (et nécessaire) précision, Éric Michaud distille au travers d’éloquentes lectures comme d’analyses et de rapprochements convaincants, une précieuse mise au point de vocabulaire, à l'appui d'une recontextualisation des idées touchant aux notions de « racialisation » (qui croit pouvoir identifier les spécificités des races) et de « racisme » (qui tire de la racialisation des principes de valeur et de hiérarchie).
Winckelmann, Viollet-le-Duc, Riegl, Focillon, Wölfflin, la clef de lecture d’Éric Michaud trace un chemin de traverse dans un vaste corpus de l’histoire de l’art (et partant du musée) étendu jusqu’à nous, alimentant ce qu’il nomme l’« ethnicisation de l’art contemporain » quand il se crée dans son cercle de nouvelles identités artistiques, comme, selon son exemple, l’art contemporain inuit. En art comme ailleurs, les questions d’appartenance, d’identité n’ont pas fini de faire débat dans la société, mobilisant encore des opinions bien contradictoires, dont des plus sombres, recuites : le parcours dans l’histoire de l’art en souligne assurément l’aspect fantasmatique. Même si, bien sûr, une identité d’artiste se décline toujours en « né(e) à…, vit et travaille à… ».

Éric Michaud, Les invasions barbares, une généalogie de l’histoire de l’art, éditions Gallimard, collection « NRF Essais », 2015, 320 p., 23 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Du Nord au Sud et retour : art, race, style, identité

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