Paroles d'artiste

Jean-Marie Perdrix : « J’aime intégrer ma pratique dans un réseau économique »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 16 février 2016 - 726 mots

Des totems et des tables d’écolier du Burkina Faso moulés à partir de déchets recyclés… : à la galerie Samy Abraham, à Paris, Jean-Marie Perdrix, né en 1966, expose deux installations chargées de symboles et relevant d’une économie collaborative.

Vous exposez des tables d’écolier (Sans titre, 2016) et des totems (Yaba, 2002-2016) répliqués en série. Les premières sont fonctionnelles, les seconds symboliques. Que signifie cette conjonction d’éléments ?
J’avais hérité de ma tante ce totem, un objet qui a une histoire coloniale. Cette table on la reconnaît, c’est celle qui était en usage sous la IIIe République, la table avec le banc intégré ; elle est arrivée au Burkina Faso avec la colonisation. Il y a donc là une figure centrale qui est celle de Jules Ferry. Cela m’amuse de penser qu’il s’agit de deux fétiches, deux totems. En France aujourd’hui, chaque fois qu’on a un problème on convoque la République, Jules Ferry, etc. Nous sommes dans une situation post-attentats. Au Burkina, une insurrection populaire a chassé le président qui voulait briguer un troisième mandat, puis un coup d’État militaire a été bloqué, ce sont donc vraiment des contextes politiques chauds. Ces objets-là résonnent avec cette situation, ils sont chargés, dans leur matière aussi bien dans que leur image ou leur symbole, et ça m’amusait d’« éclater » cela. La France a un vrai problème avec son passé colonial, nous sommes encombrés de ces questions-là. Je ne fais pas un travail directement politique ; il s’agit de mon histoire, au travers des gens rencontrés, des échanges qui m’ont également permis d’avoir une acuité par rapport à ces questions.

L’usage de déchets et du recyclage qui a produit la matière de ces œuvres s’accompagne-t-il pour vous d’une dimension sociale et environnementale ?

Tout à fait. Les trois tables d’écolier que je montre ici sont issues d’un lot de trente qui vont être installées le 20 février dans une école de Ouagadougou (Burkina Faso), en présence des autorités. Nous avons fait un bilan : on en fabrique cinq par jour, et, avec un petit investissement supplémentaire, on pourrait en fabriquer dix, ce qui voudrait dire 2 000 par an. Il nous faut 50 kilos de déchets pour les produire, ce qui représenterait 100 tonnes de plastique par an. 100 tonnes, ce sont les déchets produits par 200 000 personnes, etc. Il y a donc une vraie dimension économique, sociale, environnementale. Fondamentalement, c’est l’économie au Burkina qui est le moteur de ma pratique, et celle-ci peut rendre service et s’intégrer dans un réseau économique là-bas. Mais à partir des mêmes éléments je peux faire parfois des œuvres purement symboliques et d’autres fois des pièces purement utilitaires, et j’aime ces deux dimensions.

Vous employez souvent le terme « processuel » pour parler de votre travail. Qu’entendez-vous par là ? 
Ce qui m’intéresse, c’est qu’un énoncé détermine une trame de mise en œuvre, et que dans le résultat on puisse déconstruire et revenir à l’énoncé. Cela permet à un objet d’avoir une force et une tension décodables. Il y a quelque chose de l’ordre d’une compréhension des matériaux, d’une sensibilité ; en tout cas les choses sont données pour ce qu’elles sont.

Il y a beaucoup d’aspérités dans vos œuvres, votre sculpture n’est jamais lisse. Est-ce un résultat que vous recherchez et cultivez ?
Non, l’aspect rugueux est inhérent à la radicalité du processus. L’aspect lisse, on l’obtient soit en polissant ou en finissant une pièce, soit en la préparant avec énormément d’attention au départ ou avec des technologies que je n’ai pas sous la main. Je me retrouve donc avec des choses rugueuses ou dans leur jus, mais j’aime cela, oui.

Quand vous utilisez des symboles tels le totem, la tête de cheval ou un fragment d’animal, cela peut provoquer, en Afrique ou ailleurs, des réactions de recul, de rejet ou d’incompréhension…

J’aime bien piéger les sensibilités, qui sont des choses non pensées. Si on voit un bronze à la chair perdue, on va forcément penser à la mort du cheval et on va très vite penser que j’ai tué le cheval, alors qu’en fait le cheval est déjà mort, je vais le chercher en boucherie. J’aime bien cet aspect « il y a des choses que l’on ne veut pas voir », choses qui dans certains travaux nous sautent au visage. Ce sont des choses déstabilisantes et ça m’intéresse.

Jean-Marie Perdrix. Ferry Fétiche

Jusqu’au 12 mars, Galerie Samy Abraham, 43, rue Ramponeau, 75020 Paris, tél. 01 43 58 04 16, www.samyabraham.com, du mercredi au samedi 11h-19h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°451 du 19 février 2016, avec le titre suivant : Jean-Marie Perdrix : « J’aime intégrer ma pratique dans un réseau économique »

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