Géométrie

Calder en état de grâce

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 5 janvier 2016 - 698 mots

La rétrospective de l’œuvre du sculpteur à la Tate Modern fait flotter le visiteur dans un univers gracile.

LONDRES - C’est un immense plaisir que provoque l’œuvre de Calder, dévoilée dans son étendue par la Tate Gallery. Ses différents travaux semblent suspendre momentanément les lois de la gravitation, inventer une esthétique, où les formes et les masses sont délestées de leur poids. À l’opposé de l’univers statique et immuable du passé, ses œuvres forment le théâtre de l’aléatoire, le cadre de dialogues et de duos ininterrompus, dont les protagonistes sont la pesanteur de la matière et la légèreté de l’air.

Tout commence ici avec des figurines en fil de fer, souples et maniables, qui se déploient dans les airs et préfigurent déjà les « Mobiles », ces œuvres emblématiques du sculpteur américain. « C’est en fil de fer que je pense le mieux », écrivait l’artiste à sa sœur. Acrobates et animaux sont immédiatement reconnaissables, malgré l’absence de précision anecdotique. Ces personnages font partie du fameux Cirque de Calder, qui y trouve un laboratoire ludique, un terrain fertile d’expérimentation. De fait, c’est le lieu où le sculpteur peut observer sous tous les angles les enchaînements les plus vertigineux, les mouvements incessants dans un espace ovale ou circulaire.
Puis, ce sont les couleurs qui font leur apparition, uniquement les primaires – rouge, jaune et bleu. Un choix qui ne doit rien au hasard, mais à la rencontre avec Mondrian. Calder, cet Américain qui a choisi Paris pour résidence, comme son confrère hollandais, visite l’atelier de Mondrian et déclare son ambition de réaliser « des Mondrian qui bougent ». Ses travaux seront baptisés « Mobiles » par Marcel Duchamp. La mise en mouvement est progressive ; dans une des salles de l’exposition, on peut voir les premiers « Mobiles » qui seront actionnés par un moteur électrique.

Oscillations calculées
Pourtant c’est uniquement grâce aux lois de la pesanteur et les déplacements d’air que cet « artiste-forgeron », auréolé d’un diplôme d’ingénieur, cherche à faire se mouvoir les boules de couleur blanche, noire ou rouge et les formes découpées dans des feuilles de tôle, puis peintes. Après quelques expériences avec l’abstraction biomorphique (qui suggère un univers organique, à l’instar de celui de Miró ou Arp), Calder quitte définitivement la peinture et se lance dans l’espace. Les œuvres qui défilent, accrochées au plafond par des fils invisibles, ressemblent aux constellations flottantes d’une géométrie irrégulière. Chez lui, comme chez Mondrian, la symétrie sera bannie. « C’est l’accident apparent à la symétrie, contrôlé en fait par l’artiste, qui fait ou gâche une œuvre », écrit-il (Autobiographie, Maeght, 1972).

Déclinés dans tous les sens, les nombreux « Mobiles » forment un décor de structures ouvertes, sans modelé, sans noyau central ni limites, libres de toute exigence de représentation. Leur spectacle propose diverses combinaisons de masses, accompagnées par leurs ombres qui bougent sur les murs. Conjuguant la précision d’un ingénieur d’inutilité publique et la performance d’un jongleur de vides, Calder imagine  un dédale poétique, à mi-chemin entre une mécanique de haute précision et les dérèglements organiques de la nature. Dans un monde où le manque de gravité est souvent assimilé à l’insuffisance artistique, Calder opte pour l’esthétique de la légèreté. Les déplacements d’un visiteur, l’infime souffle qui traverse la pièce, provoquent des oscillations délicates, un « doux mouvement », des va-et-vient, des battements silencieux, des « papillonnages » subtils et impalpables. À l’opposé de l’univers statique et immuable du passé, ses œuvres forment le théâtre de l’aléatoire.

La dernière salle réserve une œuvre inoubliable. Isolée, La Veuve Noire (Black Widow, 1948) est un miracle visuel. Tout en déhanchement, un arbre flotte, les branches déployées dans le vide. Le bel éloge fait à Calder pourrait définir également cette œuvre, « qui savait préserver toujours avec bonheur ce qu’il faut appeler la “grâce”, dans l’impossible et magique équilibre entre les contraintes qu’on allait retrouver à travers toute son œuvre : maîtrise et ingénuité, contrôle et spontanéité, spéculation et rêve, observation et imagination, permanence et précarité, masse et séraphisme » (Alexander Calder, Catalogue par Suzanne Pagé, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1996).

Alexander Calder

Commissaire : Achim Borchardt-Hume, Ann Coxon et Vassilis Oikonomopoulos.
Nombre d’œuvres : une centaine

Alexander Calder, Performing Sculpture

Jusqu’au 3 avril, Tate Modern, Bankside, Londres, (Grande-Bretagne), tél. 44 (0) 20 7887 8888, visiting.modern@tate.org.uk. Dimanche-jeudi 10h-18h, vendredi et samedi 10h-22h, entrée 18 £ (29 €). Catalogue 238 pages, 25 £ (34 €).

Légende Photo :
Alexandre Calder, Antenne avec points rouges et bleus, 1953, métal peint, collection Tate, Londres. © Tate.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°448 du 8 janvier 2016, avec le titre suivant : Calder en état de grâce

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