Art contemporain

Monographie

John Giorno ou l’ode à la vie

Ugo Rondinone rend un hommage émouvant et brillant à son compagnon John Giorno au Palais de Tokyo

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 24 novembre 2015 - 738 mots

PARIS

Au Palais de Tokyo, Ugo Rondinone célèbre le poète américain, figure majeure de la scène underground américaine des années 1960, dans une exposition où se confondent avec subtilité vie et art.

PARIS - Elles passent subrepticement et vous glissent une feuille de papier dans la main. Arpentant en patins à roulettes les salles du Palais de Tokyo, à Paris, ces jeunes filles ne sont pas des médiatrices qui auraient trouvé là un mode de déplacement permettant de composer avec l’ampleur des lieux, mais des participantes à la réactivation d’une performance de John Giorno qui, en 1968, dans le cadre d’une action collective, distribuait aux passants des poèmes dans les rues de New York (Street Works). L’art lié à la vie bien entendu, pour ce chantre d’une poésie radicale et sonore, dont les slogans souvent couchés sur toile claquent aussi sûrement que ce qu’ils sont précis : « Life is a Killer » (La vie est meurtrière), « It’s Not What Happens It’s How You Handle It » (L’important n’est pas ce qui se passe mais ce que tu en fais) et tant d’autres…

« I Love John Giorno » n’est pas seulement – et c’est en cela qu’elle est forte – une exposition d’un acteur capital de la contre-culture américaine. Conçue par Ugo Rondinone dont il partage la vie depuis 1997, elle est une déclaration d’amour et d’admiration, mais surtout la célébration d’une expérience de vie qui n’est pas seulement donnée à voir, mais également à ressentir.

Performance poétique
En véritable maître des atmosphères qui, avec un rien de mélancolie vous enveloppent, l’artiste suisse parvient, dès la première salle, à capturer et captiver le spectateur avec une installation pensée pour Thanx 4 Nothing, un poème écrit par Giorno en 2006 pour fêter ses 70 ans. Plongée dans le noir, s’y fait entendre une petite musique vite entêtante, juste ce qu’il faut pour instiller une ambiance qui confine à l’intime. Le poète s’adresse à l’audience sur des écrans géants et de petits moniteurs répartis tout autour, en alternant gros plans et prises en pieds, vêtu d’un élégant smoking mais arpentant pieds nus la scène d’un théâtre… la contre-culture toujours. Il y déclame avec ce phrasé et cette gestuelle qui n’appartiennent qu’à lui une vie d’amour et de débauche, d’amitiés et de rivalités, de rencontres, d’excès et de création.

Si la salle consacrée au cinéma et au film amateur, qui notamment redonne à voir le Sleep (1963) d’Andy Warhol (dont Giorno fut le modèle et l’amant), est fort belle, l’espace le plus spectaculaire tient dans la courbe du Palais, dont les murs ont été recouverts de milliers de documents photocopiés sur des feuilles aux couleurs de l’arc-en-ciel. Dans un déroulé parfaitement chronologique de près de 12 000 documents, c’est la totalité des archives du poète qui se livrent, de même que dans des classeurs, année par année. Une histoire américaine, une histoire culturelle, une histoire familiale s’y entremêlent, permettant de replonger aux sources de ce que furent l’essence et la nature de l’underground artistique, en même temps que le témoignage d’une vie.

Car par-delà les innovations sémantiques et formelles (Giorno fut notamment l’inventeur, en 1968, du mythique Dial-A-Poem, permettant de choisir et d’écouter de la poésie au téléphone) partout frappe ce lien très fort entre l’œuvre et l’intime. Consacrer une pleine salle au bouddhisme, dont John Giorno est adepte depuis 1956, ne relève ainsi pas de l’anecdote ou d’une intrusion dans une philosophie personnelle, mais éclaire sur un mode de vie et de pensée qui touche également la création. Ce que confirment des déclarations de l’intéressé : « Quand on est bouddhiste, on travaille la méditation de l’esprit, et avec l’entraînement, on l’habitue à prendre conscience du vide de sa nature. Étrangement, c’est ainsi que je fais des poèmes ! C’est sans doute cette capacité progressive à voir ce qui jaillit de l’esprit, comment les choses émergent et quelle est leur nature, qui rend le bouddhisme si séduisant pour les poètes. » Dresser face à face l’autel personnel du poète et la copie en bronze hyperréaliste par Rondinone de sa cheminée, devant laquelle chaque année se déroule une cérémonie du feu (Still Life, 2007), replace parfaitement ce complet entrelacement de l’art et de la vie, qui dure depuis plus de cinquante ans.

Ugo Rondinone : I Love John Giorno

Commissariat : Ugo Rondinone, Florence Ostende
Nombre d’œuvres : 300 œuvres, près de 12 000 documents d’archives et 400 pistes sonores

Ugo Rondinone : I Love John Giorno

Jusqu’au 10 janvier, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président Wilson, 75116 Paris, tél. 01 81 97 35 88, www.palaisdetokyo.com, tlj sauf mardi midi-minuit, entrée 10 €. Magazine Palais, n° 22, « I Love John Giorno », 217 p., 15 €.

Légende photo
Vue de l'exposition « Ugo Rondinone : I ♥ John Giorno », Palais de Tokyo, Paris. © Photo : André Morin. Courtesy de l'artiste.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°446 du 27 novembre 2015, avec le titre suivant : John Giorno ou l’ode à la vie

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