Directrice du département de la politique des publics au ministère de la Culture

Jacqueline Eidelman : « La visite d'un lieu patrimonial n'est plus une pratique élitiste »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 24 novembre 2015 - 1299 mots

La directrice des publics au ministère de la Culture, Jacqueline Eidelman, fait parler les chiffres.

Jacqueline Eidelman. © Photo D.R.
Jacqueline Eidelman.
© Photo D.R.

Sociologue au CNRS et spécialiste de la fréquentation dans les musées, Jacqueline Eidelman a rejoint le ministère de la Culture en 2009 et dirige le département de la politique des publics de la direction générale des patrimoines depuis 2011. Elle commente l’évolution de la fréquentation dans les musées, le profil des visiteurs, la démocratisation culturelle et la gratuité.

Y a-t-il des grandes étapes dans la progression du nombre de visiteurs dans les musées en France ?
Oui tout à fait. En fait l’intérêt pour les musées a démarré dans les années 1970, avec notamment l’ouverture du Centre Pompidou et le développement des expositions temporaires de manière systématique et sur tout le territoire ; puis il y a eu la grande mutation du paysage muséal des années 1980, suivie d’un plateau de fréquentation dans la décennie 1990, une reprise au début des années 2000 interrompue par l’attentat du 11 septembre 2001 qui, notamment, a freiné le tourisme. La croissance du nombre de visiteurs a repris après 2003, mais on assiste à un fléchissement ou un faux plat depuis deux ou trois ans.

Vous évoquez le levier touristique dans les évolutions de la fréquentation, quelles sont les grandes masses ?
La typologie des visiteurs, tous musées confondus, comprend trois grandes catégories : un tiers de touristes étrangers, un tiers de touristes français et un tiers de public de proximité. Mais dans les trois plus importants musées nationaux (Le Louvre, Orsay et Versailles), la part des touristes étrangers est supérieure à 50 %.

Les chiffres de fréquentation sont devenus un enjeu de communication pour les musées. Sont-ils toujours fiables ?
Il y a peut-être une petite confusion entre entrées et visites. Dans certains musées, un visiteur qui va dans les collections permanentes, puis dans l’exposition temporaire compte pour deux visites et s’il termine en allant à l’auditorium, il compte pour trois. Au ministère nous faisons la distinction, mais il arrive que les musées communiquent sur les visites (la fréquentation cumulée des espaces ou des activités) plutôt que sur les entrées (le visiteur considéré comme unité). Mais je ne pense pas que le chiffre des entrées (y compris gratuites) soit anormalement gonflé dans une période où les établissements et leurs tutelles sont constamment à la recherche d’une augmentation des ressources propres, où tous les acteurs de ce marché concurrentiel se surveillent mutuellement et où les organisations syndicales assurent également une veille (on le voit en ce moment dans les cas d’hyperfréquentation). Ceci dit les chiffres communiqués aux médias le 31 décembre ne sont pas « consolidés » c’est-à-dire pas fiables à 100 %.

La dernière enquête sur les pratiques culturelles du Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère date de 2008. Avez-vous des données plus récentes ?
Oui, depuis 2012, nous profitons de l’enquête bisannuelle du CREDOC (Conditions de vie et aspirations des Français) pour interroger nos concitoyens (de plus de 18 ans) sur leurs sorties patrimoniales. En 2014, 64 % d’entre eux déclarent qu’ils ont, au moins une fois dans l’année, visité un monument patrimonial, une exposition ou un musée. Soit une progression de 3 % par rapport à 2012 ! Plus spécifiquement, 39 % des Français ont visité au moins une fois un musée dans l’année. Il faut ici prendre les musées au sens large, ce peut être un musée d’histoire, de technique ou de beaux-arts. Personnellement, je considère que la visite d’un musée de la lunette ou de la boucherie peut être tout aussi décisive que celle d’un musée de beaux-arts pour s’engager dans une « carrière de visiteur » et construire progressivement une relation personnelle, singulière, à la culture et au patrimoine.

Ces chiffres apportent un éclairage différent sur la démocratisation culturelle. Quel est votre point de vue sur la question ?
Il n’est plus possible de soutenir que la sortie dans un lieu patrimonial est une pratique élitiste. Si l’on prend en compte le critère du diplôme, alors que 90 % des « bac 3 » et plus ont visité un musée, une exposition ou un monument, ce sont tout de même 57 % des diplômés d’un BEPC, CAP et BEP qui ont fait une telle sortie. Et si l’on prend en compte la catégorie socioprofessionnelle, en 2012, 44 % des ouvriers ont déclaré au moins une visite patrimoniale dans l’année et en 2014 ce taux bondit à 51 %.

La catégorie « classes populaires » utilisée dans l’enquête du CREDOC (elle regroupe les employés, les ouvriers et plus généralement les bas revenus) est-elle suffisamment opérationnelle pour mener des politiques adaptées sur ces publics ?
Les Anglais utilisent trois indicateurs de démocratisation dans leurs enquêtes nationales : les revenus, l’origine ethnique et le handicap. Les Français n’aiment pas trop dire ce qu’ils gagnent, les statistiques ethniques ne sont pas autorisées et la prise en compte des personnes en situation de handicap, en dépit de la loi de 2005, ne peut pas encore être considérée comme un indicateur robuste. Quoi qu’il en soit l’idée que l’appartenance ethnique, communautaire, constituerait un indice du « niveau de culture » des individus préjuge d’une très grande méconnaissance du processus de socialisation et d’individualisation du rapport à la culture dans les sociétés contemporaines.

Que sait-on sur le public scolaire ?
Le public scolaire représente en moyenne 10 % des visiteurs des musées, soit 6 millions de visiteurs, mais on ne sait combien il y a de « revisites ». De sorte que l’on ne connaît pas la fraction du public scolaire qui va dans les musées. À terme on connaîtra ces chiffres car dans le parcours d’Éducation artistique et culturel chaque élève devra au cours d’un cycle avoir au moins visité un musée ou fait un travail de fond autour d’un monument. Les freins essentiels à l’augmentation des visites scolaires sont identifiés : le transport et la taille du service des publics. S’agissant de ce dernier, on devrait être en mesure, prochainement, grâce à une enquête menée par la direction des patrimoines auprès de l’ensemble des quelque 1 200 musées de France, de faire un diagnostic des capacités d’accueil et tracer un plan d’action pour les années à venir.

Vous avez mené en 2008 une enquête sur l’expérimentation de la gratuité dans quatorze musées et monuments nationaux, pouvez-vous en rappeler les enseignements clefs ?
Elle a montré une augmentation de 50 % des visiteurs durant le semestre d’expérimentation. On ne disposait malheureusement pas de données sociologiques sur ces musées avant la gratuité, mais on a constaté une surmobilisation par la gratuité des étudiants (53 %) et des milieux populaires (51 %). Compte tenu des impacts économiques, il a finalement été décidé de ne la proposer qu’aux jeunes entre 18 et 25 ans. De fait, ces derniers se sont emparés de la mesure et en cinq ans, leur présence a plus que doublé. La gratuité joue incontestablement un rôle dans la décision de visite également chez les autres catégories de visiteurs. Chez les moins familiers, elle déclenche une envie de multiplier les expériences de découverte. Pour autant, la gratuité ne suffit pas. Et il faut redire la montée en gamme des professionnels du guidage et de la médiation, leur capacité d’innovation, leur intelligence des nouveaux publics qui va progressivement les fidéliser d’abord à la pratique de visite, ensuite à tel ou tel établissement en particulier. Au cœur des compétences de ces professionnels, la relation de confiance qu’ils savent construire avec les visiteurs, la manière dont ils leur font sentir qu’ils sont à la hauteur. Venir au musée aujourd’hui c’est une expérience enrichie des œuvres parce qu’elle est aussi une expérience des autres et de soi-même dans un espace hospitalier et respectueux. En tout cas c’est ce qui a l’air de faire le succès des musées.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°446 du 27 novembre 2015, avec le titre suivant : Jacqueline Eidelman : « La visite d'un lieu patrimonial n'est plus une pratique élitiste »

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