Art contemporain

Bibliothèque d’artiste

Au commencement était le livre

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 10 novembre 2015 - 730 mots

Les livres d’Anselm Kiefer sont la pierre angulaire de son œuvre. Une centaine d’entre eux sont réunis à la BNF, avant l’ouverture de la rétrospective consacrée par le Centre Pompidou à l’artiste.

PARIS - « Au commencement était le verbe. » Deux immenses peintures se font face aux extrémités de la basilique éphémère conçue par l’artiste en collaboration avec Marie Minssieux-Chamonard, la commissaire de l’exposition. La première, installée dans le chœur, figure un livre en plomb hissé au-dessus des flots tourmentés (Le Livre, 2007). À l’autre extrémité de la salle trône une autre toile mystérieuse. La Clairière (2015) représente une forêt sous la neige émaillée d’éclats d’or et d’argent. Au centre du tableau, un amas de livres brûlés symbolise les autodafés nazis et le feu purificateur avant la renaissance.

Jardin secret
Les livres sont le sel de la vie d’Anselm Kiefer. Plus de 12 000 volumes classés selon les centres d’intérêt du peintre (mystique, mythologie, astronomie, cosmogonie, etc.) s’entassent dans son hôtel particulier parisien. Les philosophes (Derrida, Foucault, Heidegger, Jung, Schopenhauer) et les poètes (Goethe, Hölderlin, Rilke, Rimbaud…) figurent en bonne place dans son panthéon personnel. Chaque matin, ce grand lecteur parcourt les lieux selon un rituel immuable avant de rejoindre son atelier. C’est un aspect méconnu et rarement montré de la création d’Anselm Kiefer que la Bibliothèque nationale de France offre à découvrir cet automne, en réunissant une centaine de livres réalisés entre 1968 et 2015 par l’artiste.

« Aujourd’hui, 60 % de mon temps, je le passe à fabriquer des livres », confiait Anselm Kiefer au journaliste Pierre Assouline en 2007. Une grande salle de son atelier de Croissy-Beaubourg (Seine-et-Marne) réunit les centaines d’ouvrages qu’il a créés. Cette bibliothèque, constituée d’étagères en fer portant des dizaines de volumes rangés dans de lourdes boîtes métalliques, a été en partie reconstituée à la BNF, au sein des deux premières « chapelles » latérales. Les suivantes sont peuplées d’étonnantes sculptures comme La Brisure des vases, une monumentale bibliothèque en plomb abritant une trentaine de volumes. Elle évoque le mythe kabbalistique de la Création divine selon le rabbin Isaac Louria.

Au centre de la nef, place à ses livres, abrités dans des vitrines, à ses livres d’artistes un peu frustes des débuts évoquant ses performances, puis à ses étonnants livres-sculptures amorcés dès les années 1970. « Le livre est le creuset où s’élabore son art, le pourvoyeur des modèles pour ses tableaux. Presque tous les thèmes abordés par Anselm Kiefer au cours de sa carrière y ont été traités », souligne Marie Minssieux-Chamonard.

Depuis la fin des années 1980, ces ouvrages atteignent des dimensions monumentales. Ces pièces uniques et imposantes dont on ne peut se saisir ni tourner les pages se composent d’une multitude de matériaux qu’il fixe sur une matrice souvent photographique : sable, craie, argile, cendre, cheveux, paille, plâtre et tissus. L’artiste utilise aussi beaucoup le plomb, matière première des alchimistes, associé à Saturne et à la mélancolie.

L’interdit d’Adorno
Le visiteur est saisi par la beauté et la subtilité de ces livres-sculptures, éloignés de la dimension brute de ses autres œuvres. Beauté de cette aquarelle (Je suis celui qui suit, 2015) où la vie, incarnée par des fleurs des champs ondulant sous le ciel bleu, jaillit. Délicatesse de ce livre-hommage rendu à Celan (Le Chant du cèdre. Pour Paul Celan, 2005), nourri des vers du poète, évoquant le sort des Juifs dans les camps d’extermination, courant dans les sillons d’un champ de neige.

En progressant dans la nef, le parcours thématique permet de découvrir les premiers livres conceptuels des années 1968-1970. Suivent ses livres-reliquaires évoquant de façon poignante la Shoah. Puis, ses cosmogonies pleines de nostalgie envers les cultures « pré-scientifiques », ses grands récits historiques et mythiques germaniques, grecs et assyriens évoquant un monde perdu à reconquérir. Et enfin ses livres érotiques récents inspirés des écrits de Bataille.

La mystique juive, avec la kabbale qui traverse son œuvre depuis le début des années 1980, occupe également une place de choix. Cette mythologie a constitué pour Kiefer l’antidote au verdict énoncé par Theodor Adorno : « Écrire un poème après Auschwitz est barbare. » Interdit qui aura des retentissements sur toute la génération intellectuelle de l’après-guerre.

Kiefer

Commissaire de l’exposition : Marie Minssieux-Chamonard, conservatrice à la BNF
Scénographie : Anselm Kiefer
Nombre de livres : plus d’une centaine, datés entre 1968 et 2015, associés à des tableaux et sculptures

Anselm Kiefer, L’alchimie du livre

Jusqu’au 7 février 2016, BNF, site François-Mitterrand, galerie 2, quai François-Mauriac, 75013 Paris, tlj sauf lundi et jf, du mardi au samedi 10h-19h, dimanche 13h-19h, entrée 9 €. Catalogue, coéd. Éditions du Regard/BNF, 256 p., 366 ill., 39 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°445 du 13 novembre 2015, avec le titre suivant : Au commencement était le livre

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