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« Du périssable dans l’art des années 1960-1970 »

Par Camille Paulhan · Le Journal des Arts

Le 1 septembre 2015 - 721 mots

Pourrait-on envisager une histoire de l’art qui serait d’abord, comme l’écrit Florence de Mèredieu dans son Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne (1994) « celle de ses matériaux » ?

Au cours des années 1960 et 1970, alors qu’on célébrait une certaine « dématérialisation de l’art », certains artistes semblent au contraire avoir cherché à rematérialiser l’œuvre à travers l’usage de matériaux périssables, qu’il s’agisse de déchets, d’aliments ou encore de fluides corporels. Précisons d’emblée un point : le périssable n’est pas l’éphémère, il se place non dans un temps impermanent, mais au contraire dans une durée où l’objet vieillit et est conscient de sa propre finitude, sans forcément disparaître. C’est ainsi que l’historien(ne) d’art peut encore travailler sur des œuvres périssables sans avoir forcément recours à la documentation photographique : les sculptures et estampes à base de chocolat, de pain ou de fromage de Dieter Roth ont pour certaines résisté au temps, les Peintures analithiques de Jacques Lizène et les Poubelles organiques d’Arman également. Il est paru pertinent de se pencher sur des artistes qui envisageaient ce principe périssable comme une qualité intrinsèque de leur œuvre – et non une contrainte – qui pourrait venir s’opposer aux velléités conservatrices du musée, « mausolée » et « cimetière » pour les uns (Jean Clair), « échec indispensable » pour d’autres (Gilbert Lascault). Au moment où la critique institutionnelle prenait forme, que peut bien signifier la volonté pour certains créateurs de travailler avec des fruits ou des légumes déshydratés, comme Roy Adzak, de produire des estampes aux haricots mijotés ou au chutney de mangue (Ed Ruscha) ou encore de travailler la moisissure, comme HA Schult, Peter Hutchinson ou Alan Sonfist ? Le périssable ne peut être considéré uniquement en des termes formalistes et doit être repensé comme une forme de résistance aux valeurs établies et aux hiérarchies traditionnelles.

Toutefois, l’idée du périssable ne constitue nullement une école de pensée, ni un groupe aux frontières définies ou aux ambitions communes. Si pour un nombre restreint d’artistes cette question a été centrale dans leur œuvre complet, tels Daniel Spoerri, Piero Manzoni ou Dieter Roth, pour la plupart des œuvres étudiées il s’agit bien là d’hapax : citons par exemple les dessins au sang de Bernar Venet, les rares expérimentations sculpturales à base d’agar-agar de Gordon Matta-Clark ou encore les modelages précautionneux de mie de pain de Reinhoud. Une grande partie de cette recherche s’oriente autour de la façon dont les artistes et les institutions ont réussi à gérer la double contrainte roborative générée par les œuvres périssables, entre subversion due à leurs matériaux et volonté de les voir toutefois entrer au musée.

Elle s’est organisée en trois grands chapitres : le premier, intitulé « la poubelle », vient poser les jalons de la contestation du musée par le biais du périssable, notamment en se penchant sur l’art auto-destructif du tournant des années 1960, sous l’égide de Gustav Metzger et de Jean Tinguely, puis en évoquant les tentatives provocatrices de prolifération des matériaux utilisés par des artistes comme Gérard Gasiorowski, Roth ou Matta-Clark. Le deuxième chapitre, « la conserve », s’intéresse aux démarches parodiant le caractère enfermant de l’institution, notamment à travers le box art, et les boîtes de Fluxus, les capsules temporelles de Stephen Kaltenbach, mais également à partir de la Eat Art Galerie de Daniel Spoerri, les paysages sucrés de Dorothée Selz ou les pastillages de Palanc. Enfin, le chapitre « la relique » s’attache à la dimension plus cultuelle du musée, les œuvres périssables se transformant en reliques de l’artiste. L’objet périssable y est convié depuis sa plus grande dissémination – la poussière, avec Robert Filliou, Nam June Paik ou Olivier Thomé – jusqu’au corps même de l’artiste, pensé comme un tout qui pourra un jour être exposé au musée chez Adzak ou Sonfist, en passant par les fragments corporels chez Gina Pane ou au sein du « Musée sentimental » de Daniel Spoerri.

« Loin des certitudes », comme l’affirme Gilbert Lascault dans « Pour une esthétique dispersée » (1978), il y a bien une place pour un regard qui aborde l’histoire de l’art par un biais qui serait d’abord celui de la complexe matérialité des œuvres, et qui honore les célèbres mots de Dubuffet : « J’aime le peu. J’aime aussi l’embryonnaire, le mal façonné, l’imparfait, le mêlé ».

Légende photo

Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne (1994), ed. Bordas

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°440 du 4 septembre 2015, avec le titre suivant : « Du périssable dans l’art des années 1960-1970 »

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