Figure

Giacometti, à l’évidence

Grâce à une scénographie ample, l’exposition présentée au Fonds Leclerc est d’une grande clarté.

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 1 juillet 2015 - 760 mots

Quand les œuvres ne sont pas simplement situées dans l’espace mais plutôt entourées par l’espace, elles respirent. C’était la condition indispensable pour que l’art d’Alberto Giacometti (1901-1966) déploie ici tout son mystère.

LANDERNEAU -  À Landerneau (Finistère). grâce à une remarquable scénographie, chaque sculpture, chaque toile, chaque dessin fait partie de l’ensemble tout en conservant son rayonnement propre.

Chronologique et thématique, le parcours s’ouvre sur les périodes les moins connues du grand public : un passage rapide par le cubisme et, nettement plus important, l’engagement surréaliste. Mais peut-être « engagement » est-il un grand mot, quand on connaît la phrase méprisante adressée par l’artiste en 1947 au marchand Pierre Matisse, qualifiant une partie importante de ses propres œuvres surréalistes d’« objets sans base et sans valeur, à jeter ». Il n’en reste pas moins que la Femme cuillère (1927), soit un corps de femme en forme de cuillère, reste l’un des chefs-d’œuvre de l’artiste. Puis, Giacometti se lance dans l’observation d’une réalité proche et quotidienne, se servant le plus souvent de sa famille et de ses amis comme modèles – sa femme, Annette, son frère Diego – qu’il amincit à n’en plus finir. Immuable, la figure pétrie de la sorte se mue en vision intense et lointaine, qui fascine et échappe à la fois. Ainsi la section « À la limite de la disparition » réunit-elle des sculptures miniatures qui peuvent tenir dans le creux de la main (Une toute petite figurine, 1937) et des peintures, comme le merveilleux Homme nu debout (1960) : un être humain réduit à quelques traces, tel le résidu d’une vision.

D’autres préoccupations, voire obsessions, de Giacometti font leur apparition, ainsi le visage-portrait auquel la manifestation consacre un chapitre (« Faire une tête »). De fait, le peintre reste un des seuls artistes du XXe siècle à s’être lancé dans une quête de l’effigie humaine. Cependant, la lutte interminable de Giacometti avec ou contre ses modèles, sa recherche désespérée de la « ressemblance » relève de l’effort désespéré, sisyphéen. Il est tantôt trop proche de son objet qu’il pétrifie et consume, tantôt trop éloigné, et là, ce même objet se désagrège dans un magma de traits. Ce « constat d’échec » est merveilleusement illustré par les figures de l’inachèvement pétrifié, comme surprises en pleine fusion, se tenant en équilibre entre le moment de la création et celui de leur éventuel effacement. Le rêve impossible de Giacometti est celui qui traverse les arts de l’imitation depuis l’Antiquité : le portrait absolu, exhaustif, qui capte autrui de façon définitive.

Visage, mais aussi figure humaine, cette partie est emblématique de la production plastique de Giacometti. Ces corps de femmes debout qui résistent et d’hommes qui marchent (ou tentent de s’arracher au sol) sont des constructions organiques creusées et déchirées, qui se produisent par excroissances. Les matériaux d’origine et la figure sculptée se confondent, la tension qui s’en dégage oscille entre la construction et la destruction.

Fragile verticalité
Soit cette Femme de Venise V, en plâtre peint, restaurée grâce à la Fondation Leclerc. Une femme debout en position frontale, les bras collés au corps. Ses proportions ne respectent pas l’anatomie : la tête est minuscule, les jambes interminables. Elle se dresse dans une fragile verticalité, isolée et frêle par opposition à l’espace sans limites ; signe désincarné, le corps subit l’érosion de l’environnement ambiant. Le sculpteur, qui modèle exclusivement le plâtre, cherche à rendre une matière déchiquetée, refuse toute idée d’enveloppe lisse dans laquelle le corps se réfugierait.

Ce corps décharné, ou plutôt cette épine dorsale entourée de chair maigre, va à l’encontre de la vision courante de la féminité. L’artiste rejette toute la tradition d’une courbe généreuse, d’une sensualité débordante et offerte au spectateur afin de réduire le corps à l’essentiel : une représentation archétypale de la forme humaine, l’emblème tragique d’un corps qui se désintègre mais qui tient malgré tout.

Surtout, qu’il s’agisse de figures au ras du sol ou sur un socle, à l’arrêt ou en marche, isolées ou rassemblées (sans pour autant former un groupe), les hommes et les femmes sculptés sont enfermés dans un univers qu’on ne pénètre pas. Tout dialogue est interdit, les yeux clos désignent la fermeture définitive. Peintre ou sculpteur, Giacometti ne présente pas les êtres, mais la distance immense qui les sépare du monde. Les « fétiches » solitaires modelés par Giacometti s’inscrivent dans un vide imposant qu’ils semblent créer eux-mêmes. N’a-t-il pas écrit que « la sculpture repose sur le vide » ?

GIACOMETTI

Commissaire : Catherine Grenier, directrice de la Fondation Giacometti
Scénographie : Éric Morin
Nombre d’œuvres : 150

ALBERTO GIACOMETTI

Jusqu’au 25 octobre, Fonds Hélène et Édouard Leclerc, Aux Capucins, 29800, Landerneau, tél 02 29 62 47 78, www.fonds-culturel-leclerc.fr, tlj 10h-19h, entrée 6 €. Catalogue, 216 p, 35 €.

Légende Photo :
Alberto Giacometti, Toute petite figurine, 1937-1939, plâtre, 4,5 x 3 x 3,8 cm. © Succession Giacometti (Fondation Giacometti ADAGP), Paris, 2015.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°439 du 3 juillet 2015, avec le titre suivant : Giacometti, à l’évidence

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