Arts premiers

Le texte fondateur de l’art africain

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 16 juin 2015 - 656 mots

Pour célébrer le centenaire de la parution de « La Sculpture nègre » de Carl Einstein, les éditions Jaqueline Chambon ont rassemblé tous ses textes écrits sur les arts de l’Afrique.

Excepté le petit monde des historiens de l’art, qui connaît encore l’œuvre de Carl Einstein (1885-1940) ? À l’heure où le Centre Pompidou-Metz célèbre la figure de Michel Leiris, il était temps de remettre en lumière les écrits de celui qui fut, lui aussi, l’un des plus pertinents critiques d’art de son temps. Pour ce faire, les éditions Jacqueline Chambon ont fait appel à deux des plus grands exégètes de l’œuvre de l’écrivain allemand : Liliane Meffre, qui a supervisé la traduction et la présentation de tous les textes, et Jean-Louis Paudrat, universitaire et éminent spécialiste de l’art africain et du primitivisme qui a attribué aux pièces représentées une origine précise, et parfois même mentionné l’identité de leurs détenteurs du moment. Accompagné des illustrations d’époque (des photos noir et blanc au piqué parfois incertain), l’ouvrage peut se lire ainsi comme une radioscopie des sculptures « primitives » collectionnées en ce début du XXe siècle par les amateurs d’art européens. Mais c’est aussi, et surtout, un témoignage sur le regard libre et avant-gardiste d’un esprit éclairé, en rupture avec les préjugés coloniaux et racistes de son époque.

Né en 1885 dans une famille juive de Rhénanie, ce sympathisant communiste et militant anarchiste n’aura de cesse de s’intéresser aux mouvements révolutionnaires de son époque, qu’ils soient idéologiques ou esthétiques ! Ami de George Grosz, Braque et Picasso, auteur reconnu de romans et de pièces de théâtre, Carl Einstein allait jeter un pavé dans la mare avec la parution, en 1915, de son essai sur l’art « nègre » : Negerplastik (La Sculpture nègre). Le retentissement de cet ouvrage fut tel qu’il valut à son auteur une invitation à enseigner au Bauhaus, proposition qu’il déclina cependant.

Réflexion avant-gardiste de l’art « primitif »
Cent ans après, on ne mesure pas combien la vision de Carl Einstein était en avance sur son temps. Condamnant d’emblée la méfiance, voire le mépris avec lesquels l’Occidental aborde généralement l’art africain, Einstein souligne d’emblée la dimension religieuse des œuvres créées sur le continent noir. « Tandis que l’art européen est soumis à une interprétation par les sentiments et même par la forme, dans la mesure où le spectateur est appelé à avoir une fonction optique active, l’œuvre d’art nègre n’a, pour des raisons formelles et religieuses aussi, qu’une seule interprétation possible. Elle ne signifie rien, elle n’est pas symbole ; elle est le dieu qui conserve sa réalité mythique close, dans laquelle il inclut l’adorateur, le transforme lui aussi en être mythique et abolit son existence humaine », écrit ainsi Carl Einstein.

Hélas, mobilisé puis blessé pendant la Première Guerre mondiale, l’auteur regrettera toujours de ne pas avoir eu le temps de rédiger des légendes et des notices en regard des œuvres présentées dans son ouvrage. « Mon premier bouquin, c’est un torse… », déplorera-t-il de façon abrupte. Carl Einstein se rattrapera néanmoins quelques années plus tard en publiant, en 1921, Afrikanische Plastik, un ouvrage d’accès plus facile, accompagné d’abondants commentaires historiques, ethnographiques et même mythologiques. « C’est avec prudence qu’il faut reconstruire l’histoire de l’Afrique, car l’on tombe souvent dans l’idéalisation et l’on se laisse anesthésier par les conceptions à la mode d’un primitivisme romantique », concédera, là encore prudemment, le critique d’art.

S’ils sont forcément partiels, car tributaires des collections conservées à l’époque, les deux essais pionniers de Carl Einstein vont néanmoins influencer considérablement les artistes du début du XXe siècle. « Outre le fait que six des sculptures reproduites ont été des fleurons de la collection réunie par le sculpteur Jacob Epstein, Fernand Léger, par exemple, aura recours directement à cet album lorsqu’il préparera les décors et les costumes de La Création du monde (1923) », rappelle ainsi Jean-Louis Paudrat. Belle revanche pour un art « primitif » trop longtemps conspué…

Carl Einstein, Les Arts de l’Afrique, présentation et traduction de Liliane Meffre, légendes des œuvres et notes établies par Jean-Louis Paudrat, éditions Jacqueline Chambon, 336 p., 24 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°438 du 19 juin 2015, avec le titre suivant : Le texte fondateur de l’art africain

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