Arts premiers

Les sculpteurs africains sortent de l’ombre

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · Le Journal des Arts

Le 19 mai 2015 - 752 mots

Fruit de minutieuses enquêtes de terrain, l’exposition du Quai Branly tente de sortir de l’anonymat les sculpteurs de Côte d’Ivoire.

PARIS - Ils ont pour noms Tame, Sra, Dyeponyo, Uopie… Mais, en l’absence apparente de signature sur leurs œuvres, on les a baptisés aussi de façon plus arbitraire « Maître des volumes arrondis », « Maître des mains géantes », « Maître des jolis seins ». On leur a parfois même attribué le nom de l’ethnologue, du marchand ou du collectionneur qui, le premier, a collecté ou vendu leurs masques ou leurs statues : « Maître de Vlaminck », « Maître d’Ascher », « Maître d’Himmelheber » sont ainsi quelques-uns de ces mystérieux sobriquets… « Ils », ce sont les sculpteurs traditionnels de Côte d’Ivoire auxquels le Musée du quai Branly consacre une exposition à mi-chemin entre l’enquête ethnographique et la leçon d’histoire de l’art.

Faire émerger de l’anonymat collectif les auteurs des chefs-d’œuvre qui ornent les musées du monde entier, tel était le rêve caressé par Eberhard Fischer et Lorenz Homberger, les deux ethnologues suisses à l’origine de cette ambitieuse manifestation. S’inscrivant dans le droit fil des travaux menés sur les Yorubas du Nigeria ou les Dogons du Mali, l’exposition lève ainsi de nombreux tabous sur le statut du sculpteur traditionnel au sein des six provinces artistiques qui dessinent les contours de la création en Côte d’Ivoire : les Gouros et Baoulés au centre, les Dans à l’ouest, les Sénoufos au nord, les Lobis au nord-est et les peuples lagunaires au sud-est. Certes, un découpage quelque peu artificiel lorsque l’on sait combien certaines ethnies vivaient au-delà de ces frontières tracées de façon arbitraire par les autorités coloniales et que les artistes, eux-mêmes, voyageaient et exécutaient des commandes pour des villages parfois fort éloignés de leur lieu de production…

Identité artistique et typologie d’œuvres
Mais c’est précisément tout l’intérêt de cette exposition qui pose autant de questions qu’elle apporte de réponses. On apprend ainsi que chez les Dan, les sculpteurs jouissaient d’une très grande notoriété et étaient parfois même invités à séjourner chez leurs mécènes qui les rétribuaient grassement en têtes de bétail ou en objets de valeur. L’exposition met en valeur les créations fortement individualisées du Grand Sra (dont le nom même signifie « Dieu »), telles ces cuillères de prestige ou cette Mère à l’enfant conservée au Quai Branly, d’une vigueur et d’une sensualité renversantes. Chez les peuples lagunaires, il importait peu d’être né dans une famille de sculpteurs : la création était un don inné reçu dès l’enfance, que l’on soit fille ou garçon ! Hélas, en l’absence de sources écrites et d’archives, les noms de ces artistes de génie se sont perdus dans les limbes de l’oubli. Demeurent leurs statuettes féminines à la patine sombre qui séduisirent tant les amateurs d’art nègre lorsqu’elles abordèrent nos rivages dans les années 1920 ! Le sculpteur Baoulé, quant à lui, était considéré comme un artiste professionnel à part entière et était investi de pouvoirs thérapeutiques.

Le mérite revient à l’historienne de l’art américaine Susan Vogel d’avoir identifié la « patte » d’un des plus grands maîtres de cette région : le « Maître de Totokro » (dont le nom renvoie à celui de son village) qui avait l’heureuse habitude de laisser sur ses sculptures une légère encoche pratiquée par son herminette : une « signature », en quelque sorte… Chez les Gouros, c’est le « maître de Bouaflé » qui emporte résolument la mise. Comment ne pas succomber, en effet, devant ses masques ou ses étriers de poulies de métier à tisser qui sont autant de variations formelles sur l’Éternel féminin ? On peut toutefois leur préférer la sévère sobriété des couples d’ancêtres sculptés par les maîtres Lobi, le regard imperméable aux accidents dérisoires du monde d’ici-bas… L’exposition finit en apothéose avec cette série de sculptures Sénoufo sauvées de la destruction, au tout début des années 1950, par un religieux, le père Gabriel Clamens. Ironie du sort, ces merveilles d’équilibre et de force ont rejoint désormais les plus importantes collections privées d’Europe. Leur font écho les puissants « Ancêtres » sculptés en 2011 par l’artiste contemporain Jems Robert Koko Bi qui, comble de la consécration, a désormais les honneurs des plus grandes foires internationales…

Les maÎtres de la sculpture

Commissariat : Dr Eberhard Fischer, directeur du Museum Rietberg de Zürich de 1973 à 1998, et Lorenz Homberger, conservateur de l’Afrique et de l’Océanie au Museum Rietberg de Zürich de 1982 à 2014.
Nombre de pièces : 330
Scénographie : Didier Blin, agence DBA

Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire

Jusqu’au 26 juillet, Musée du quai Branly, Galerie Jardin, www.quaibranly.fr, entrée 11 €. Catalogue coéd. Musée du quai Branly/Skira Paris, 240 pages, 300 ill., 45 €.

Légendes photos
Maître de Bouaflé, Masque gu avec cornes, Côte d'Ivoire, sud du pays gouro, XIXe siècle, bois, 35,7 cm, Museum Rietberg, Zürich. © Photo : Rainer Wolfsberger.
Maître de Himmelheber, Figurine masculine assise avec une coupe, Côte d'Ivoire, région baoulé, XIXe siècle, 38,4 cm, collection particulière.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°436 du 22 mai 2015, avec le titre suivant : Les sculpteurs africains sortent de l’ombre

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