Architecture - Histoire - Livre

Histoire

Un Corbusier cinglant

François Chaslin propose un portrait psychologique sévère et documenté de l’architecte, s’attardant sur son long séjour à Vichy.

On se souvient peut-être du titre « L’archi nazi » utilisé par le magazine Le Point en 2005. La formule choc a depuis été largement mise en doute, mais les accommodations de Le Corbusier avec le régime de Vichy ne font plus mystère. Dix ans plus tard, et alors que le Centre Pompidou ouvre ces jours-ci une importante exposition autour de l’architecte, différentes parutions (1) contribuent encore à redessiner l’historiographie, à remodeler l’aura intellectuelle du personnage. François Chaslin, avec Un Corbusier, en propose sans doute la lecture la plus lyrique, mais pas la moins sévère.
Dans ce tableau fouillé, nourri par une quantité impressionnante de témoignages, l’auteur esquisse une « promenade » dans le siècle à travers le prisme corbuséen, avec une proposition en deux temps : d’abord la construction du personnage, jusqu’à la question du fascisme et du rôle que l’homme entreprit de jouer sous le régime de Vichy ; puis, après guerre, les grands projets et son influence sur la pensée de l’urbanisme pendant les « trente glorieuses ».

Le personnage
L’auteur ne s’attache pas à un traitement strictement chronologique. Il fait de nombreux va-et-vient pour illustrer les traits de caractère saillants du personnage : la froideur, le goût de l’ordre, l’ambition, la rigidité, l’absence d’humour, la rancune (tenace), la certitude de s’inscrire dans la grande histoire et enfin la méticulosité dans l’organisation de sa postérité. Le Corbusier ment, efface, jongle avec les dates, réécrit sans scrupule. La correspondance qui domine le livre est celle qu’il entretient avec sa mère, qui mourra à peine six ans avant lui. Il y applique lui-même et souvent à la troisième personne la distinction schizophrène, que Chaslin propose en introduction, entre Charles-Édouard Jeanneret, peintre, et Le Corbusier, architecte. Le lecteur de ces courriers a l’impression que Le Corbusier y parle davantage à ses exégètes qu’à sa mère.

Même s’il se défend d’écrire un réquisitoire, Chaslin consacre près de la moitié de son livre à la question du fascisme et du « corbusiérisme ». Il y a les cercles d’extrême droite que fréquente l’architecte, ses sympathies à l’endroit de l’urbanisme mussolinien, la compatibilité de ses théories avec les pensées totalitaires, et les revirements habiles après guerre. Il y a surtout l’immense énergie déployée à convaincre tous les bords, jusqu’aux plus infréquentables, du bien-fondé de sa pensée. Une mégalomanie que résume en 1945 un article de Louis-George Noviant cité par Chaslin (p. 308) : « Le Corbusier […] voit le monde comme une ruche d’irresponsables, une communauté prête à s’épanouir aux charmes du premier mégalomane venu. »

Constructions emblématiques
La seconde partie de l’ouvrage – nécessairement éclipsée par la première – suit le « fada » des Cités radieuses et toutes ses constructions emblématiques. L’auteur mentionne la reconnaissance mondiale de l’architecte mais aussi la révision posthume à laquelle cet ouvrage participe. Chaslin lui-même évoque sa perception changeante sur l’architecte, certaines tolérances intellectuelles que le changement de paradigme sur Vichy rend désuètes : le temps passe et André Malraux puis Marcel Ophüls font place à Robert Paxton, qui ouvre la voie à une relecture de la France sous l’Occupation – et avec elle du comportement de nombreuses personnalité d’alors. Les questions qui jalonnent le livre (telles que « faut-il débaptiser certaines rues ? ») amènent vite à une aporie sur la difficulté d’apporter un regard sur toute grande pensée ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale. L’ouvrage ne prétend pas dissocier l’homme de l’œuvre, mais montre qu’il ne pouvait pas en être autrement, tant l’idée d’absolu – et le danger politique qu’elle représente – est présente en chaque texte, chaque dessin dans lequel Le Corbusier entend repenser le monde.

Note

(1) Citons notamment Le Corbusier, une vision froide du monde, de Marc Perelman, chez Michalon, ou Le Corbusier, un fascisme français, de Xavier de Jarcy, aux éditions Albin Michel.

François Chaslin, Un Corbusier, éd. Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015, 501 pages, 24 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°435 du 8 mai 2015, avec le titre suivant : Un Corbusier cinglant

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