Mécénat

Les marques, ces nouveaux producteurs d’art

PARIS

Parmi les nombreuses entreprises associant leur image à l’art contemporain, certaines s’investissent jusque dans le processus de création aux côtés des artistes, pour un risque pas toujours mesuré.

C’est un ballet que les fondateurs des prix Duchamp et Ricard regardent certainement d’un air entendu. Le cimetière des prix éphémères se remplit, la valse des nouveaux venus s’engage. Exit Bacardi, Altadis et Mastercard. Schneider, Hermès, Emerige, entrent sur la scène de l’art contemporain. Si la valeur des prix, bourses et autres programmes est régulièrement discutée (voir JdA n° 385 de février 2013), force est de constater que les stratégies pour parvenir à la légitimité ont évolué depuis quinze ans. Après le chèque, la publication et l’exposition, c’est désormais l’aide à la production qui semble plébiscitée par les mécènes.

Anticiper le mariage savoir-faire et talent
En 2014, le bijoutier Swarovski, nouveau sponsor de la Fiac, lance un appel à candidature dont Didier Marcel est le premier gagnant. Le principe ? Imaginer une œuvre en cristal, installée dans le Jardin des plantes pendant la Fiac. Didier Marcel, lauréat des prix Ricard en 1999 et Duchamp en 2008, propose une Rosée constituée de 300 gouttes, installation poétique, gigantesque et discrète à la fois. Le projet est bien pensé pour le lieu, cohérent avec l’image de la marque de bijoux. Swarovski invite Didier Marcel dans son usine autrichienne pour produire son œuvre. « Je voulais pour chaque cristal une extrême délicatesse, qui souligne le caractère éphémère et la magie formelle de la goutte d’eau », explique Didier Marcel. Or la technique emblématique de Swarovski est le facettage – par opposition au verre soufflé. Le facettage donne une diffraction maximale au cristal, mais ne peut figurer la courbe parfaite de la goutte. De plus, le cœur de l’usine est soumis au secret industriel : difficile pour l’artiste d’imposer ses choix techniques. « À l’issue d’une longue discussion, ils ont créé un nouveau moule, pour tirer les 300 pièces. Au final, le projet est magnifique, mais ce fut compliqué ! ». Pour l’artiste, qui reste propriétaire de la pièce, le prix est une réussite et un revenu important si la pièce est vendue. Le paradoxe est que le savoir-faire de l’usine, qui faisait a priori toute l’originalité du prix, a freiné le projet. C’est un enseignement notable pour la marque, à l’aube de la deuxième édition. Elle devra aussi régler la question de la rémunération de l’artiste, jamais certain de vendre la pièce alors qu’il y consacre un temps important, loin de son atelier. Pour une marque habituée à faire intervenir des designers, vouloir satisfaire les désirs d’un plasticien n’est pas chose aisée. Il faut remiser le cahier des charges et fonctionner sur-mesure.

Comme Swarovski, Hermès a une longue tradition de travail avec les artistes. Mais elle est restée dans une logique d’artisan. Dans les différentes usines du groupe, la fondation organise un programme de résidences, où les artistes travaillent les matériaux (cuir, soie) et les savoir-faire du groupe (couture, point sellier, marqueterie). Les coûts des productions ne sont pas communiqués : « la transmission de savoir-faire et la mise à disposition de matières premières sont aussi précieuses que le financement strict de la pièce », explique, enthousiaste, Lucie Picandet, une artiste qui vient de terminer sa résidence dans l’usine de Pantin, « la résidence la plus confortable que j’aie connue », conclut-elle.

Budgets conséquents alloués
Bien entendu, tous les financeurs de l’art contemporain ne sont pas des industriels en matières précieuses ou des artisans d’art. Plusieurs marques investissent dans un secteur éloigné de leur cœur de métier, mais y trouvent un intérêt en termes d’image : en étant plus proche de l’artiste, en suivant son projet au long cours, au-delà d’un simple chèque, la marque crée une histoire – du storytelling, dit-on en marketing. Chez Audi, plusieurs agences et conseillers supervisent l’accompagnement du lauréat. Pour Ivan Argote, lauréat 2013 avec un projet de film, la dotation s’apparente à une production cinématographique : organisation d’un voyage, embauche de techniciens de tournage, c’est un arsenal de services et un budget important mis à disposition de l’artiste. Autre cible, autre choix : la Maif soutient une filière en déclin en payant directement à un fondeur les tirages en bronze du projet lauréat. Dans la plupart des cas, tout se passe bien. Une fois pourtant, la fonderie choisie tente de négocier à la hausse ses tarifs et fait payer à l’artiste le refus du mécène de céder : le projet traîne en longueur, les patines sont imparfaites… Finalement, la fonderie s’incline, fait amende honorable et l’artiste retire même plusieurs épreuves, vendues depuis.
Pour que l’artiste ne se sente pas  dépossédé, le suivi de production doit être irréprochable. L’autre solution est celle prise par l’hôtel Meurice : le palace laisse la production à l’artiste et à sa galerie, qui porte une candidature en binôme. C’est aussi une vocation différente qui est à l’origine du prix. Quand la Maif et Audi cherchent à susciter l’inédit, le Meurice promeut la visibilité de la scène française à l’international, d’où son partenariat avec les galeries. C’est une mécanique comparable qui accompagne l’arrivée des bourses Emerige, groupe immobilier dirigé par le collectionneur Laurent Dumas. L’objectif est de récompenser un jeune artiste sans galerie et une galerie partenaire prête à le signer, en produisant leur première pièce commune. Enfin, les « talents contemporains » de la fondation Schneider se veulent « un des prix les plus importants d’Europe », annonçant fièrement une dotation de 300 000 euros par an, répartie entre des acquisitions (pour moitié) et des productions d’œuvres nouvelles (150 000 euros à répartir selon le nombre [de un à trois] de projets de sculptures ou installations). Cette fois-ci, aucun matériau imposé, aucune technique, mais un thème, métier historique de l’entreprise : l’eau.

Pour contrôler l’allocation de ces importants montants, les nouveaux producteurs s’entourent de professionnels – le critique Gaël Charbau collabore avec quatre des marques citées ! – et délèguent le suivi de la production à des agences d’ingénieries culturelles. Si les artistes lauréats ne critiquent pas l’investissement,  qui leur permet de produire des œuvres dans des conditions inespérées, certains lauréats déplorent l’uniformisation des appels à candidature. Copiant ou influençant le format de toutes les aides à la création, ils figeraient l’art contemporain dans une logique de projet (lire JdA 429, janvier 2015). Renaud Auguste-Dormeuil, ancien pensionnaire de la Villa Médicis et lauréat du prix Meurice, explique : « se voir offrir un financement pour réaliser un projet est une chance, évidemment. Mais la production semble prendre le pas sur le reste : en voulant justifier chaque euro dépensé par une preuve concrète, on finit par nier le travail de recherche important qui précède l’œuvre et qui a besoin d’être financé ».

Figurer le temps de la recherche, gracieusement protégé, plutôt que reproduire l’œuvre finie : voilà un beau défi pour les communicants.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°432 du 27 mars 2015, avec le titre suivant : Les marques, ces nouveaux producteurs d’art

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