Exposition

Musées

La forme « exposition » et ses formes

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 11 mars 2015 - 872 mots

L’historien de l’architecture Philippe Duboÿ se penche sur l’apport essentiel dans l’après-guerre de Carlo Scarpa à l’art d’exposer, à travers sa pratique d’une architecture muséographique singulière

L’exposition est une forme, l’exposition a des formes. Si nous l’avions oublié, les curators [curateurs] et leurs curatorial studies [études curatoriales] – pour le meilleur ou pour le pire ! – se chargent de nous le rappeler. Et aussi les exigences des pratiques contemporaines de l’art et de la culture, qui en déterminent les règles, les modes, les moyens. Du polymorphisme radical des propositions des artistes à la flexibilité nécessaire des lieux, dans l’architecture du musée ou de la galerie, la scénographie est partie prenante de l’exposition. Elle s’invente régulièrement, pose de nouvelles questions, dans le court terme de l’actualité, mais en rejoue aussi de plus anciennes : même si elle est parfois amnésique, elle s’appuie sur des héritages, et se développe dans une conscience volontaire ou non de l’historicité.

Sous le titre de « L’art d’exposer », le parcours proposé par Philippe Duboÿ dans l’œuvre de l’architecte italien Carlo Scarpa (1906-1978), un ouvrage réunissant étude critique et anthologie de textes, est pour le moins de nature à exciter cette conscience.
On peut connaître Scarpa pour ces aménagements du Pavillon central dont il fut en charge lors de plus d’une dizaine d’éditions de la Biennale de Venise entre 1948 et 1972. C’est la nature de ses travaux, fluctuant entre l’architecture, qui est son métier d’origine, et ce qu’il nomme lui-même la muséographie, dans le contexte italien et européen de l’après-guerre, qui fait la matière du volume.

La foire-exposition et ses pavillons
Comme le rappelle dans son avant-propos Patricia Falguières, qui dirige « Lectures », cette collection très précieuse à l’initiative de la Maison rouge, l’Italie de l’après-guerre se reconstruit sur les ruines laissées par le fascisme et les conséquences matérielles du conflit. Résistants, jeunes acteurs et exilés prennent alors la relève des acteurs de la vie culturelle de l’époque fasciste. Des paradoxes apparaissent, comme ce constat que l’architecture a su dans les temps mussoliniens entretenir la voie moderne et l’héritage du Bauhaus, au travers par exemple des pavillons de foire-exposition avant et après guerre. À l’époque, note Patricia Falguières, « la mostra [l’exposition] cristallise le programme de modernisation de la culture dont l’architecture se veut porteuse ». Elle précise plus loin : « Après 1945, les musées – qu’il s’agisse de musée d’art du Moyen Âge ou de la Renaissance, d’archéologie ou d’art moderne –, les musées sont en effet, dans ces villes sédimentées d’histoire, les avant-postes de l’avant-garde (p. 17, p. 20) ». Loin cependant du triomphe du white cube et plus encore des architectes-stars et des événements à effets de manche promotionnels (ce que René Denizot nomme avec ironie « exhibitionnisme » dans un recueil de textes monographiques récemment paru [1]), mais du côté d’une idée de l’exposition et de ses formes conçues comme projet culturel, et comme projet politique par la culture, souligne-t-elle.

Homme de culture
Philippe Duboÿ, architecte, historien de l’architecture et enseignant, est proche de Scarpa. Il en va avec ce livre non seulement de l’exercice d’admiration d’un pair, certes cadet, mais aussi d’un travail singulier d’historien. Celui-ci donne corps livresque à une œuvre physique d’architecte, et non composée d’écrits, de déclaration ou de manifeste. « En fait, je préfère faire des musées que des gratte-ciel », dira Scarpa, et c’est bien en muséographe qu’il va, dans le contexte italien et avec un toucher de l’aménagement d’exposition singulier, mener son activité dans un esprit d’art et de culture qu’en Vénitien il développe par sa formation à l’Académie, mais aussi, jeune architecte, en travaillant chez les verriers à Murano, comme conseiller artistique. Dès les années 1940, il s’attache à l’architecture d’intérieur ; l’homme de culture, proche des artistes, choisit alors l’esprit de l’architecture rationaliste, et le béton comme matériau nécessaire de l’architecture. Même et surtout à Venise, où dès les années 1930 il restaure et convertit en université un palais sur le Grand Canal. Dans un documentaire réalisé pour la télévision italienne en 1972 (p. 177 et suivantes), Scarpa souligne : « Lorsqu’il s’agit de placer des œuvres d’art, le sens critique du muséographe peut avoir un rôle très important. » Et Duboÿ de préciser : « S’il y a un génie chez Scarpa, c’est dans cet échange perpétuel avec les compétences de ses interlocuteurs, dans cette construction collective du musée idéal (p. 67). »

Dans ce dialogue avec les œuvres d’art, et cette volonté de faire de l’accès du public à l’art la règle essentielle, dans une pensée dynamique du regard, qu’il s’agisse de Giovanni Bellini en 1949, de Piet Mondrian (en 1956-1957), de Marcel Duchamp (1965), de Lucio Fontana (1966). Sont ainsi resitués dans leur principe ses réalisations capitales comme ses édifices pérennes, dont bon nombre de musées mais aussi le Pavillon central de la Biennale de Venise dans les Giardini. La réflexion concrète sur l’œuvre exposée traverse tout le volume. Son projet pour l’hôtel Salé à Paris, destiné à accueillir le Musée Picasso, présenté en 1976, n’a pas été retenu, mais il compte au nombre des treize programmes dont la démarche est restituée dans le livre.

Note

(1) Cent textes sans images, éd. Les Presses du réel, Dijon, 2014.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°431 du 13 mars 2015, avec le titre suivant : La forme « exposition » et ses formes

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