Musée

Portrait : Jean-François Charnier, en charge du Louvre Abou Dhabi

Directeur scientifique de l’agence France-Muséums

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 25 février 2015 - 2107 mots

Cet anthropologue enthousiaste a imaginé une muséographie universelle pour le Louvre Abou Dhabi dont l’ouverture est désormais prévue en 2016.

Jean-François Charnier © Photo Sarah Al Agroobi
Jean-François Charnier
© Sarah Al Agroobi

Sourire en coin, lueur goguenarde à l’œil, derrière des lunettes qui l’ennuient, gros pull à fermeture éclair, on imagine aisément Jean-François Charnier en gamin jouant au foot sur un terrain vague dans un film néoréaliste italien de l’après-guerre. Dans la vraie vie, il se débrouillait bien comme ailier gauche quand il évoluait entre les tombeaux étrusques. Avec ses copains, ils allaient se baigner dans l’eau soufrée des sources chaudes des thermes romains. Un jour, il a ramené à la maison une pointe de flèche en bronze. Son père lui a raconté qu’elle avait sans doute servi à tuer un esclave qui voulait s’échapper, un conte pas très drôle qui a impressionné le garçon âgé de 6 ou 7 ans… Né près de Rome, passant ses vacances à Naples, il se souvient de Pompéi, et de chaque église ou palais en Italie, comme d’« une part intégrante de la vie quotidienne, pas comme d’un objet de culture » tel qu’il a pu l’étudier en histoire de l’art.

Une bonhomie fédératrice
Peut-être, ces images bousculées de son enfance les avaient-il en tête quand Jean-Luc Martinez lui a demandé de reprendre la direction scientifique de l’Agence France Museums, chargée du Louvre d’Abou Dhabi, en remplacement de Laurence des Cars ? Ce dossier, Martinez l’a placé tout en haut de la pile à son arrivée à la présidence du Louvre, il y a deux ans. « Il l’a pris très à cœur, témoigne un proche, il se rend à peu près tous les deux mois sur place et ne laisse pas passer quinze jours sans une séance de travail par Skype avec Charnier ». C’est le premier titre de gloire dont peut se vanter le président du Louvre : avoir rattrapé de justesse un contrat phénoménal d’un milliard d’euros. Six ans après sa signature en 2007, aucun projet scientifique et culturel sérieux n’avait été rendu et le premier coup de pioche n’était toujours pas donné. Rendus furieux par une arrogance bien française (1), les Emiratis étaient près de dénoncer le programme de coopération.

Depuis les premiers jours, Jean-François Charnier faisait partie de l’Agence France Museums, qui voulait s’adjoindre un archéologue. Il en était le seul conservateur rescapé, ce qui répondait au souci de Jean-Luc Martinez d’assurer une certaine continuité. En réalité, en son sein, il était devenu une sorte d’opposant silencieux à une vision classique, centrée sur l’Europe, qui s’était imposée, au prix d’une tension grandissante avec Laurence des Cars. Le nouveau président du Louvre a fait confiance, selon ses propres termes, aux « qualités humaines » du jeune homme, et une « capacité d’empathie » qui l’ont aidé à relancer une équipe défaite, renouer avec les Emiratis et s’efforcer de transmettre cette expérience à une nouvelle génération « tout en se montrant capable de décision ». Les deux personnalités sont très différentes : autant Martinez est carré, autant Charnier peut paraître rond. Mais ils ont gagné une confiance mutuelle dans la dialectique née de ce contraste. Tout le monde le reconnaît : dans ce monde cruel de la culture, Charnier est agréable à vivre. « Il a une joie de vivre qui est tout italienne. Il est l’ami qu’on souhaiterait avoir, on se voit bien pêcher avec lui, en sandales au soleil, tandis qu’il discourt trois heures sur l’huile d’olive », trouve Laurent Le Bon, ami de longue date, aujourd’hui président du Musée Picasso. Parti vivre à Abou Dhabi, Jean-François Charnier se sent sans doute moins à l’aise en costume-cravate bleu sombre. L’intéressé lui-même s’avoue surpris, à 45 ans, de piloter une trentaine de personnes avec Manuel Rabaté, comme directeur général, dans un chantier aussi complexe et considérable. D’où une certaine logique quand le nom d’Hervé Barbaret, administrateur du Louvre, est avancé pour prendre la direction du futur musée.

Décloisonnement des collections
L’architecte de cette médina des sables, Jean Nouvel, s’avoue aussi impressionné par « la passion mise par Jean-François à penser les stratégies les plus élaborées pour mettre en dialogue des œuvres venues de différentes civilisations ». Jean-Luc Martinez en effet a su non seulement remettre le projet sur les rails, mais surtout lui redonner du sens. Plutôt avare en compliments par nature, le grand patron du Louvre ne tarit pas d’éloges pour ce jeune homme qui l’a « séduit par la vision anthropologique donnée à la muséographie ». Environ 600 œuvres seront accrochées à l’ouverture attendue l’année prochaine (2), la moitié prélevée sur la collection propre d’Abou Dhabi, l’autre prêtée par les musées français. Ayant hérité d’un ensemble déjà constitué, Jean-François Charnier s’est efforcé d’ajuster la liste des prêts, pour faire place à un « décloisonnement » qui lui tient à cœur. « Il faut repenser la matière, faire naître un désir de réinventer », explique-t-il. « Nous ne sommes pas n’importe où, mais dans le Golfe arabe, en un endroit où les civilisations d’Inde et de Chine par exemple ont une présence beaucoup plus forte », fait-il observer pour illustrer ce qui lui tient de refrain : « il faut décentrer le regard ». Ainsi a-t-il fait davantage appel aux collections de Guimet et du quai Branly, tout en allant chercher quelques créations contemporaines d’Amérique latine et d’Europe de l’est au centre Pompidou. Ces « mises en regard », il les interprète « plutôt comme des questions que des réponses » au sein d’un parcours repensé.

Au lycée, on l’appelait Conceptor, surnom qu’il a conservé à la faculté. Le programme muséographique, déposé en 2014, porte sa marque. Citant les penseurs de la mondialisation, il exclut un découpage classique, au profit d’« une narration porteuse d’un message universel ». Le directeur scientifique a ainsi proposé de dérouler, par étapes entre les galeries, une histoire parallèle des images, allant de l’effigie des empereurs sur les monnaies à la création vidéo, en passant par l’estampe et la photographie. Il entend ainsi évoquer cette « diffusion mondiale des images que nous connaissons aujourd’hui, dont certaines racines puisent dans ces strates de la représentation à travers les âges et les continents ».

Le parcours chronologique, à travers les immenses galeries bâties par Jean Nouvel sous une coupole aplatie évoquant l’ombre des palmeraies, ébauche un dialogue entre des cultures, pour en marquer les similitudes ou les différences à la même période. Ce « musée archétypique », pour reprendre une expression de l’architecte, pourrait être décrit comme un carrefour des routes culturelles : celles des images, de la soie évidemment, mais aussi de l’ivoire, du bronze, de la figure humaine ou du langage des religions… Le cas de l’encens, tiré d’un arbre originaire du Golfe, dont la fumée magique et sacrée imprègne les temples de Mésopotamie ou d’Égypte, les mosquées, les églises et les synagogues, lui semble emblématique. Il a aussi beaucoup insisté, avec Jean Nouvel, pour faire du Louvre Abou Dhabi un lieu de rencontre, où les jeunes se retrouveraient le soir près des bassins, formant une sorte d’agora, de forum ou de divan ottoman, tout près du « musée des enfants » qu’il a tenu à replacer dans ce complexe déployé sur 86 000 mètres carrés.

Culture franco-italienne, ascendant optimiste
« L’art est un produit de la différenciation. Il crée du singulier, de l’identité, toute la tension du musée naît de cette contradiction : comment retrouver du bien commun tout en acceptant cette différence ». En bon Français, il aime les mots exacts, et les phrases longues – à l’italienne. Ce questionnement, il pense le tenir de la double culture dont il est issu. De sa mère, fille de pêcheurs d’Ischia, dans le golfe de Naples, il a acquis une « sérénité » qui lui permet toujours de retrouver une distance. « Ma mère disait toujours : ce n’est pas grave, rien n’est grave, on peut toujours devenir fleuriste le lendemain et trouver le bonheur de la vie ». Cet amoureux de la nature, bon vivant, en a gardé une apparente nonchalance, qui le retient d’un trop-plein d’ambition. Avec son père, jurassien, brillant ingénieur en télécommunication, intellectuel mélancolique très vieille France, la relation fut manifestement plus heurtée. Mais il a hérité de cette curiosité et cette part d’« inquiétude » qui nourrit toute réflexion sur le monde. Aujourd’hui, il s’interroge sur la place des grands musées et leur avenir dans un monde globalisé, mais dans tous les projets dans lesquels il a été impliqué, il a ressorti la question de la projection du sens et de la pertinence. Et il n’a pas manqué de la poser aux autres, quitte à en irriter plus d’un… Il essaie de nous convaincre qu’il n’est « pas un intellectuel ». « Je ne finis pas les livres, s’ils m’ennuient. Peut-être cela vient-il de ma mère, qui s’inquiétait de me voir plongé dans les bouquins : arrête de lire, tu vas devenir comme ton père ! ». « En fait, j’ai le cœur en Italie, et la tête en France. Peut-être cette binationalité m’aide-t-elle à cette différence d’esprit, qui est vitale pour ce projet d’Abou Dhabi ». Et il aime travailler la matière. Il a été un adolescent rêveur, qui aimait se promener dans la forêt ou collectionner les étiquettes ou les pierres taillées dans des boîtes à chaussures entassées sous son lit… Enfant, il s’est mis à dessiner, puis à peindre. À quatorze ans, il a copié Monet et Van Gogh. Il peint encore aujourd’hui, dans une veine tirée de l’abstraction lyrique, et il est convaincu que cette pratique a aiguisé son regard pour les choix d’œuvres, dans les acquisitions ou les accrochages.

À 18 ans, il a commencé à étudier l’histoire de l’art et l’anthropologie à l’École du Louvre et à Nanterre. Le jeune homme a découvert Nietzsche, Foucault, la sémiotique, l’exaltation des idées. À 19 ans, il a été émerveillé par un voyage au Mali, où il s’est rendu après avoir vu un reportage sur le pays dogon dans Time Life. À 24 ans, il remportait le concours de conservateur, avant de travailler comme archéologue dans les Pays de la Loire. Il a fouillé une dizaine d’années, de la Dordogne à la Bretagne, mais on aura compris que ce qui l’intéresse, « ce n’est pas l’archéologie en tant que telle, c’est le discours », disposer « les étagères entre le début et la fin d’une période », qui permettent de saisir « la complexité mentale et sociale » de l’humain. En 2000, il rejoignit Michel Colardelle, alors chargé d’une réflexion qui allait aboutir au Musée des civilisations méditerranéennes à Marseille. C’est dans « cette découverte de l’interculturalité », en une filiation braudelienne, qu’il est devenu si savant sur l’huile d’olive. Quand le projet s’est mis à patiner, Michel Clément, directeur du patrimoine, a demandé à Charnier de réfléchir aux problèmes des réserves d’archéologie. Il a été happé par cette dynamique du passé, de la gestion des collections et de la mise en place de réseaux, tout en comprenant qu’il fallait absolument sortir du carcan des « solutions habituelles ». Il proposa ainsi de « dépasser la césure archéologie-musées » pour ouvrir des centres de réserves et d’études, convainquant un ministère qui lui mit un budget à disposition. « Si bien que lorsque Laurence des Cars me propose de la rejoindre à France Museums, je suis déjà en plein dans cette réflexion. » Il se souvient de l’annonce du projet d’Abou Dhabi à la radio : « J’ai tout de suite pensé que ce serait un défi excitant pour ceux qui s’y lanceraient, sans avoir la moindre idée d’y participer, et encore moins de le diriger ». Mais sa mère ne lui a-t-elle pas dit et répété que les événements heureux arrivent d’eux-mêmes ?

Notes

(1) Le parallèle avec les premières années de la Sorbonne Abou Dhabi, qui est aussi relancée aujourd’hui, est à cet égard éclairant.

(2) Plus de 5 000 ouvriers se relaient pour travailler sur le site jour et nuit sans arrêt, un chiffre qui pourrait être porté à 7 500 d’ici la fin de l’année. Grâce à cette mobilisation exceptionnelle, le bâtiment devrait être livré fin 2015, ce qui, compte tenu des délais de l’accrochage et des discussions diplomatiques autour de la présence des chefs d’État, entraînera une ouverture plus ou moins tôt dans l’année 2016.

Jean-François Charnier en dates

1969 Naissance à Civitavecchia (province de Rome)

1996 En charge de l’archéologie à la direction des affaires culturelles à Nantes

2000 Entre dans le projet d’un nouveau musée des arts et traditions populaires

2006 Chargé de mission pour les réserves de musées et dépôts archéologiques

2008 Entre à France Museums, l’agence du Louvre Abou Dhabi

2013 Directeur scientifique de France Museums

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°430 du 27 février 2015, avec le titre suivant : Portrait : Jean-François Charnier, en charge du Louvre Abou Dhabi

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