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Paroles d'artiste

Etel Adnan : « La poésie et ma peinture sont lieés »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 24 février 2015 - 792 mots

PARIS

À la galerie Lelong, à Paris, Etel Adnan poursuit avec de nouvelles toiles l’exploration du motif qui l’occupe depuis les années 1960. S’y ajoutent notamment des leporellos [livrets japonais] dont certains prennent un tour plus graphique.

Vos activités sont diverses et vous avez publié de nombreux ouvrages. Faites-vous un lien entre la peinture, la poésie et l’écriture ?
Je ne fais pas un lien voulu, évident, mais tout ce que nous faisons, tout ce qui nous arrive, absolument tout influe sur tout, dans le monde et sur chacun de nous. Mon premier intérêt, lorsque j’avais 20-30 ans, c’était la poésie, je croyais même qu’il n’y avait que la poésie au monde. J’étais étudiante à Paris, de 24 à 28 ans, et là j’ai découvert la peinture et la philosophie de l’art, car j’étais à la Sorbonne et j’avais comme professeurs Étienne Souriau et Gaston Bachelard. Bachelard était un philosophe pas comme les autres, il n’était pas purement abstrait, une pensée abstraite qui se nourrit d’elle-même. C’était un homme à l’écoute du monde, dans le sens physique, des ruisseaux, des nuages, des rêves. Ces deux professeurs m’ont certainement ouvert l’esprit, car chez moi il n’y avait pas de livres. J’allais au Louvre comme on va au cinéma, pour regarder les tableaux sans théorie, j’étais dans l’immédiat à tout point de vue car le changement entre Beyrouth et Paris était considérable. Parfois je me demande si le fait d’aimer la poésie n’a pas fait que j’aime faire des tableaux « plutôt pas grands » ? Car qu’est-ce que la poésie ? C’est un premier jet, ce n’est pas une narration ni un développement, mais quelque chose qui arrive à votre esprit et que vous décrivez tout de suite. J’ai le même état d’esprit quand je fais un tableau car je veux le finir immédiatement, je ne le laisse pas au lendemain. Et en général il n’y a qu’une seule idée par tableau. Un paysage c’est le souvenir mental de l’accumulation de vrais paysages, ce n’est pas la transcription d’un lieu. Donc je crois qu’il y a un lien entre la construction de la poésie et ma façon de peindre.

À propos de ce motif du Mont Tamalpais, en Californie, que vous peignez sans relâche depuis les années 1960, qu’est-ce qui vous a conduit à une telle obsession face à un paysage ?
J’ai grandi dans une petite ville, puis à Beyrouth. Il est vrai qu’il y avait la nature sous forme de la mer, la côte, l’eau, des rochers ; maintenant ils ont stérilisé tout ça. De Beyrouth on voyait aussi une montagne de 2 000 mètres de haut, donc je ne peux pas dire que je ne connaissais pas la nature. À Paris, bien sûr c’était Paris, un monde en soi. Puis j’ai habité entre Berkeley et San Francisco, et il y avait là cette montagne qui n’est pas énorme, disons 1 000 mètres, mais sa beauté… Et comme au début j’étais seule et n’avais pas d’amis, c’était comme Paris :  un monde. Il y avait à l’époque de grandes différences entre les pays, nous n’étions pas comme aujourd’hui très informés par des documentaires et des images, les découvertes étaient donc plus fortes. Et cette montagne était devenue non pas un objet d’art mais un pivot, une référence fixe pour – je suppose – le tumulte intérieur que je vivais. Dès que je la voyais de loin, c’était un point de ralliement de mon identité. Et c’est plus tard, grâce au contact de la peinture, grâce au fait qu’en Amérique les départements d’art font partie du reste de l’université, que je me suis mise à peindre et m’y suis accrochée. La montagne qui entre dans mes fenêtres, elle est là ; je n’ai même pas à aller la chercher, elle a une présence relativement forte comme le Mont Fuji au Japon, qui est le quotidien des gens de Tokyo. Ce sont des choses qui s’imposent, on ne peut pas les éviter.

Souhaitiez-vous alors glisser vers une abstraction progressive de ce référent ?
Je n’ai pas fait que ça heureusement. Mais de toute façon, il n’y a pas de peinture pas abstraite, on oublie ça. On parle de l’abstrait comme d’une coupure totale avec l’art dit réaliste ; il n’est jamais réaliste tant que ça, c’est une référence, un renvoi, un souvenir de l’objet qui a déterminé la peinture. Ce qui est plus ou moins vrai c’est une référence voulue ou effacée ou inexistante. La montagne à ma fenêtre c’est sa beauté et son changement constant. Il y a dans un paysage qu’on revoit sans arrêt le sentiment d’une fugue en musique, c’est-à-dire un thème qui est donné et des variations, cette répétition, ce micro-univers et des petits détails dans un univers plus vaste.

Etel Adnan. Peintures

Jusqu’au 28 mars, Galerie Lelong, 13, rue de Téhéran, 75008 Paris, tél. 01 45 63 13 19, www.galerie-lelong.com, tlj sauf dimanche-lundi 10h30-18h, samedi 14h-18h30.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°430 du 27 février 2015, avec le titre suivant : Etel Adnan : « La poésie et ma peinture sont lieés »

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