Abstraction

Mésaventure pour Carré noir

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 24 février 2015 - 729 mots

À Londres, la Whitechapel Gallery explore un siècle d’abstraction géométrique à partir de l’œuvre de Malevitch, mais en propose une vision confuse.

LONDRES - Le titre, « Les aventures du carré noir », est accrocheur en diable. Le sous-titre, « L’Art abstrait et société 1915-2015 », est ambitieux. Le résultat, malheureusement, est moins brillant. Cherchant à mettre en scène l’évolution de l’abstraction géométrique à travers le siècle, l’exposition reste doublement confuse, en faisant à la fois trop et pas assez. Trop, car on a souvent l’impression que le parcours n’établit pas de distinction entre l’abstraction et les différentes expressions de la géométrie qu’on trouve dans les divers domaines artistiques. Pas assez, car l’histoire de ce mouvement semble ici amputée de plusieurs moments essentiels à sa compréhension.
Comme il se doit, le point de départ est l’avènement du Carré noir de Kazimir Malevitch à « L’Exposition 0,10 » en 1915 à Saint-Pétersbourg. L’œuvre a eu immédiatement l’impact d’une bombe dont les effets se font encore sentir. Cette apparition météorique fait que, aujourd’hui encore – et l’exposition londonienne en est la preuve – ce tableau est assimilé à la « naissance de l’abstraction ». Vision mythique, car le passage à la non-figuration est un processus complexe, accompagné des hésitations et des allers-retours qui ne peuvent pas se résumer au geste d’un artiste, aussi radical soit-il.

Les utopies modernistes russes
L’œuvre de Malevitch est présentée dans la section intitulée « Utopie ». Ce chapitre se concentre essentiellement sur l’avant-garde russe – peut-être la seule occasion où l’avant-garde artistique et l’avant-garde politique avancent de concert. Peinture, photographie, typographie, architecture participent aux efforts de la révolution pour changer la société. Une réalisation majeure reste emblématique de cette période : la tour commandée par Lénine et construite par l’ingénieur Vladimir Choukhov entre 1920 et 1922. Cette construction hyperbolique en fer, qui culmine à 160 mètres, servait à l’origine de tour de transmission pour la radio russe. Pour les commissaires de l’exposition, l’édifice participe également à une autre fonction qu’ils attribuent à l’abstraction, celle de la communication. Un terme un peu vague, mais qui permet d’introduire les affiches de propagande où une nouvelle typographie est associée aux plages de couleur abstraites, comme la fameuse œuvre de Lissitzky, Frappez les blancs avec l’angle rouge (1920). On comprend moins pourquoi on y trouve également les inventions poétiques de László Moholy-Nagy, avec ses splendides photogrammes. De même, il est surprenant que la manifestation fasse l’impasse sur le bâtiment futuriste de Tatline, le Monument pour la Troisième Internationale (1919-1920). Cette architecture en rotation, qui n’a jamais dépassé le stade de maquette, reste le chef-d’œuvre constructiviste principal. Ce n’est que plus loin que l’on trouve la trace de ce symbole de la révolution et la modernité dans la salle où figurent les travaux des minimalistes américains des années 1960 et où Dan Flavin rend hommage à l’artiste russe avec son Monument à Tatline (1964-1969), tout en tubes de néon verticaux.

Des acteurs de l’abstraction oubliés
Indiscutablement, le rapport entre les constructivistes et les minimalistes sur le plan formel permet ce rapprochement malgré le saut dans le temps et dans l’espace. Ailleurs, toutefois, on remarque de curieux absences dans le chronologie. Ainsi, si une place est accordée avec justesse à l’avant-garde polonaise (Władysław Strzeminski, Katarzyna Kobro), l’importance de Paris dans les années 1930 est presque passée sous silence. Pourtant les groupes Abstraction-création, Art concret ou encore Cercle et carré montrent alors toute la vitalité de la capitale française qui devient le centre rayonnant de l’abstraction. Cette situation, liée au contexte politique en Europe, aurait pu être un exemple parfait du rapport entre abstraction et société, qui est le thème de l’exposition. L’autre grand absent est Ben Nicholson, dont les toiles, où la peinture alterne avec des reliefs, atteignent un équilibre miraculeux. Absence d’autant plus remarquée que les œuvres de cet artiste britannique sont accrochées à la Tate Gallery voisine.

Certes, les organisateurs font un effort louable de « mondialisation » de l’abstraction et incluent dans leurs choix des créateurs moins connus. Ainsi, Kamal Boullata travaille à partir des motifs du drapeau palestinien (Homage to flag series, 1990). Ailleurs, les photographies de Horacio Coppola, artiste argentin, captent les formes rectangulaires de l’architecture urbaine. Quelques exemples parmi des nombreuses œuvres qui traitent de motifs géométriques… sans pour autant viser à l’abstraction.

Black square

Commissaires : Iwona Blazwick et Magnus af Petersens
Artistes : 105
Œuvres : 300

Adventures of the black square

Jusqu’au 6 avril, Whitechapel Gallery, 77-82 Whitechapel High Street, Londres (Angeleterre), tél : 44 (0) 20 7522 7888, www.whitechapelgallery.org, mardi-dimanche 11h-18h, entrée 8,5 £.

Légende photo
Kazimir Malevich, Noir et Blanc. Composition Suprématiste, 1915, huile sur toile, 80 x 80 cm, Moderna Museet, Stockholm.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°430 du 27 février 2015, avec le titre suivant : Mésaventure pour Carré noir

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque