Histoire de l'art - Livre

Iconologie

Couvrez ces sexes que je ne saurais voir…

Par Maureen Marozeau · Le Journal des Arts

Le 11 février 2015 - 520 mots

Le conservateur Philippe Thiébaut retrace dans un délectable essai le sacre de la feuille de vigne comme garante de la pudeur au XIXe siècle.

Lorsqu’en 1867 Léonce Petit réalise une caricature de Gustave Courbet entouré de ses œuvres en « une » du journal satirique Le Hanneton, une simple feuille de vigne encadrée s’est substituée à la sulfureuse Origine du monde. Signe d’un temps où la bienséance ordonnait que les vignes et les figuiers envahissent de leurs feuillages les œuvres d’art jugées impudiques, cet exemple aurait pu figurer dans l’admirable essai que consacre l’historien de l’art Philippe Thiébaut à ce confetti de verdure devenu le garant de la pudeur au XIXe siècle. Conservateur du département des Arts décoratifs au Musée d’Orsay, aujourd’hui conseiller scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), l’auteur livre dans ce texte enlevé et soigneusement fouillé une intéressante réflexion sur le poids des arrière-pensées. Les obsédés sexuels ne sont pas ceux que l’on croit car, souligne-t-il justement, le débat qui a pris forme dans les années 1820 « consacre l’idée que la pudeur s’attache moins à la nudité du corps qu’à celle des organes sexuels ».

Le précédent de la guirlande
Lorsqu’en 1824 Sosthène de La Rochefoucauld, à peine nommée directeur des Beaux-Arts, ordonne de poser de fines feuilles de vigne en zinc sur les sculptures antiques du Musée du Louvre, les tenants de la morale tiennent bon devant les moqueries et les railleries. L’Italie et surtout l’Angleterre de la reine Victoria lui emboîtent le pas, cette dernière exigeant qu’une feuille de vigne vienne se poser sur la copie en plâtre grandeur nature du David de Michel-Ange offerte par le grand-duc de Toscane. Certes, la tradition n’est pas nouvelle. Le même David s’était vu affublé d’une guirlande en feuille de cuivre en 1507, lors de son installation devant le Palazzo Vecchio de Florence. Et le peintre Daniele da Volterra, chargé de rhabiller les exhibitionnistes peuplant Le Jugement dernier de Michel-Ange, hérita du charmant surnom d’« Il Braghettone »…

Que l’exemplaire en bronze de L’Âge d’airain d’Auguste Rodin commandé par l’État soit sorti de la fonderie paré pour l’hiver est plus compréhensible que les rhabillages intempestifs des statues antiques. En effet, les Apollon et les Vénus obéissaient aux codes de l’art antique, défiant tout réalisme. Plus tard, les artistes s’autocensurent en usant de tous les stratagèmes (cheveux, végétation, drapés, accessoires…) pour « soustraire [ces] pudenda au regard du spectateur », en particulier celles du Christ, lequel avait été, selon saint Jean Chrysostome, crucifié entièrement nu. Un argument que finit par entendre le sous-secrétaire d’État aux Beaux-arts et aux Cultes qui, en décembre 1885, promet une vaste campagne d’extermination des mauvaises herbes. L’occasion de s’interroger sur l’intérêt des artistes pour le sujet, Gustave Courbet excepté. Cité par Philippe Thiébaut, le penseur René Pommier donne sa version des faits : « Si les organes sexuels étaient la beauté, Cézanne aurait sans doute choisi de peindre des couilles plutôt que des pommes et on se serait extasié sur leur merveilleux modelé, sur l’exquise délicatesse des contours, sur l’infinie poésie de la pilosité. Dieu merci, il a préféré les pommes. »

Philippe Thiébaut, Pudeur, Les éditions de La Table Ronde, collection « Pictum », 2014, 96 p., 19,50 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Couvrez ces sexes que je ne saurais voir…

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