Ventes aux enchères

Des experts très spéciaux

Par Marie Potard · Le Journal des Arts

Le 11 février 2015 - 1486 mots

L’expert salarié des maisons de ventes est-il indépendant ? C’est l’une des questions ressortissant de la nature spécifique des spécialistes de ces opérateurs.

« Avant de faire de nouvelles lois, commençons par respecter les règles déontologiques déjà existantes ! », clame Éric Turquin, expert indépendant en tableaux anciens. En effet, les experts en art exercent une profession non réglementée, c’est-à-dire non encadrée par des dispositions législatives, réglementaires ou administratives qui en limitent l’accès et l’exercice. C’est pourquoi, pour pallier ce vide, certaines maisons de ventes, sur le modèle anglo-saxon, salarient leurs experts. Dans ce cas, indépendance et impartialité de l’expert sont-elles respectées ? Selon Éric Turquin, qui a travaillé chez Sotheby’s à Londres dans les années 1980, la différence entre un expert salarié et un expert indépendant se situe sur le plan du conseil : « L’expert salarié fait passer l’intérêt de la maison de ventes avant l’intérêt du client. [La maison] n’hésitera pas à faire vendre l’œuvre dans telle salle de ventes si celle-ci en a besoin financièrement, même si c’est contre l’intérêt du client. » Ainsi, « au niveau déontologique, l’expert indépendant semble plus acceptable. Il peut s’opposer à vous et refuser d’expertiser un lot », note un commissaire-priseur parisien. « Si j’ai l’intime conviction qu’un objet est bon, je le défends même si le marché peut avoir des états d’âme à son sujet. Si, en revanche, j’ai des doutes, je ne le présente pas à la vente. Ainsi, ma marge de manœuvre est plus importante qu’un expert salarié », confirme Laurence Fligny, experte indépendante. Un commissaire-priseur parisien renchérit : « Quand les enjeux économiques sont importants, le salarié est soumis à de telles pressions qu’il lui est difficile de résister face à son employeur. » Pierre Étienne, directeur du département des tableaux et dessins anciens de Sotheby’s à Paris, s’en défend : « Je suis responsable de la description que je fais du lot vis-à-vis de mon poste. J’engage ma crédibilité. Il ne s’agit pas d’employer des spécialistes pour qu’ils fassent des expertises à la commande ! Ce n’est pas une stratégie de long terme. Être salarié, c’est travailler à plusieurs. Or le métier d’expertise est un travail de groupe. Travailler seul est dangereux, car nous n’avons pas la science infuse. Cela vaut aussi pour l’expert indépendant. » Raison pour laquelle Christie’s et Sotheby’s emploient de nombreux spécialistes, parfois même très jeunes. Un choix qui interroge Laurence Fligny : « C’est un peu léger d’être expert à 25 ou 30 ans alors que c’est un métier qui fonctionne avec l’expérience. » Leurs noms, souvent inconnus même du reste de la profession, n’empêchent pourtant pas les clients de se tourner d’abord vers ces maisons dont la dénomination sociale fonctionne comme une marque. Mais ce qui fait la force de ces sociétés, c’est leur réseau. « Si l’une de ces maisons offre aux enchères une œuvre à 3 millions d’euros, il est certain que tous les spécialistes de Londres et de New York se sont penchés sur la question. Un tel réseau permet de garantir une expertise sérieuse », commente le commissaire-priseur Alexandre Giquello.

Du conflit d’intérêts
Pour l’expert-marchand intervenant en ventes publiques, y a-t-il un risque de conflit d’intérêts ? « L’expertise donne une certaine crédibilité, rassure les clients et nous ouvre la porte des collections. Mais il faut être infaillible sur la déontologie », explique Alexis Bordes, marchand en peinture ancienne et dessins, expert en ventes publiques. L’éthique doit être très solide afin de cloisonner les deux activités. « Certains se servent de ce titre pour attirer à eux des clients : ceux-ci venaient pour une simple expertise mais ils repartent sans leur bien que le marchand a réussi à leur acheter », dénonce un expert non marchand qui souhaite conserver l’anonymat. « Par le passé, des experts de renom également marchands achetaient comme des fous dans leur vente », rapporte un connaisseur du marché. Quoi de plus tentant en effet que de repérer dans une succession un objet important que le propriétaire n’a pas identifié comme tel, puis de lui attribuer une estimation basse, de le passer en vente publique et de le faire acheter par un complice, à bas prix, avant de le revendre plus tard à son juste prix ? C’est ce type de dérives tirant parti de la non-réglementation de la profession que le Conseil des ventes volontaires (CVV) a voulu combattre (lire l’encadré), tout comme la pratique des « ventes montées ».

Ventes « montées »
Dans le jargon des enchères, on distingue les ventes saines des ventes « montées ». Les premières sont constituées d’objets issus de collections particulières qui n’ont jamais été vus et qui refont surface, souvent dans « leur jus ». Les secondes sont « composées » par un expert ou un marchand (dénommés « apporteurs d’affaires »), le commissaire-priseur lui-même, après avoir fait le tour de ses vendeurs, ou une société tiers. Dans ces vacations, les objets sont en général tous assortis de prix de réserve et souvent restaurés. « À Drouot, une telle vente est vite repérée : par exemple, les tableaux sont tous propres, les cadres en bon état tout comme les vernis », commente un professionnel du marché. Cette pratique est pourtant légale : dans une décision du 23 novembre 2009, le CVV a considéré que « le fait pour une société de ventes volontaires de recourir aux services d’un partenaire chargé d’apporter des objets à proposer lors d’une vente aux enchères n’est pas à lui seul répréhensible », même si, dans le cas présent, le partenaire apportait 90 % des lots. En revanche, est condamnable le fait que l’opérateur ne conserve pas la maîtrise de la vente et se décharge sur un tiers pour préparer, réaliser et assurer le suivi de la vente « clés en main ». « Chacun doit faire correctement son métier. Le commissaire-priseur doit savoir ce qu’il vend et diriger les opérations. Ce n’est pas aux experts de le faire. Ils sont seulement là pour conseiller ! », s’indigne Éric Turquin.

Le législateur lui-même est venu créer de nouvelles obligations à l’encontre de l’expert : la loi du 11 février 2004 (art. L. 321-35 du code du commerce) indique qu’il a l’interdiction d’estimer ou de vendre un bien lui appartenant et de se porter acquéreur d’un bien dans les ventes auxquelles il apporte son concours (sauf à titre exceptionnel et cela doit être porté au catalogue).

Dans les faits, il semblerait que le marché compose avec cette absence de protection de la profession et rectifie de lui-même. « C’est un tout petit monde dont on connaît les brebis galeuses. Une réputation est longue à acquérir mais facile à défaire ! », juge Alexis Bordes.

Un certain nombre de garde-fous permettent toutefois d’apporter un cadre : l’art. L. 321-35, l’existence de la garantie de cinq ans, l’obligation de contracter une assurance en responsabilité civile, la procédure d’annulation pour erreur sur la substance. De plus, « si le code de déontologie de l’expert n’est pas respecté, le client peut l’invoquer en justice », affirme Éric Turquin.

Si tous ces rouages sont connus des professionnels du marché, le grand public peut avoir des difficultés à séparer le bon grain de l’ivraie lorsque tout le monde peut se qualifier d’expert. « Ce n’est pas un problème sur un plan individuel, mais cela le devient sur un plan collectif. Lorsque je me rends dans une salle, que je vois des objets qui n’ont rien à y faire et que le nom de l’expert m’est inconnu, c’est l’image de Drouot qui est mise à mal… », se désole Alexandre Giquello.

La réforme avortée des experts agréés auprès du CVV

Dans la réforme des ventes aux enchères en juillet 2000, le législateur indiquait que « les experts auxquels peuvent avoir recours les sociétés de ventes […] peuvent être agréés par le Conseil des ventes volontaires » (CCV), selon l’article L. 321-29 du code de commerce. Mais dans les faits, la mesure a vite trouvé ses limites. Les compagnies d’experts sont montées au créneau : « Elles ont eu peur de ne plus avoir de raison d’être. Un statut officiel comme pouvait le prodiguer le CVV aurait eu plus de poids que des compagnies privées qui cooptent leurs membres selon les affinités », rappelle un professionnel du marché. De même, les experts réputés ont vu dans cet agrément une nouvelle inquisition, d’autant plus qu’ils devaient reverser au Conseil 0,75 % du montant de leurs honoraires. La suppression du dispositif d’agrément des experts a rapidement été entérinée et il ne figure plus dans la loi de 2011. Mais l’hôtel Drouot aurait un nouveau projet : « Nous réfléchissons à un moyen d’agréer des experts. Ceci pourrait se faire par le biais des compagnies d’experts. L’expert qui ne sera pas membre d’une telle chambre ne pourra pas officier à Drouot », indique Alexandre Giquello. Ainsi, les experts seraient doublement assurés, par eux-mêmes et les chambres.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Des experts très spéciaux

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