Gilles Clément, paysagiste, jardinier et essayiste

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 10 décembre 2014 - 1770 mots

Paysagiste, Gilles Clément se dit avant tout jardinier. Il défend la vision d’un monde où l’être humain vivrait “avec” la nature et non pas “contre”.

« Toute la nature est ma promise. » L’aphorisme est de Henry David Thoreau, l’essayiste, naturaliste et poète américain. Mais il va comme un gant à Gilles Clément. Comme l’auteur de Walden (1854), le « jardinier planétaire » a voué sa vie à Dame Nature, convaincu qu’elle renferme la vérité du monde. Frédérique Basset, qui vient de lui consacrer une savoureuse biographie, évoque sa « fascination pour les plantes, les animaux et les insectes » avec lesquels il « dialogue ».

Ses proches le décrivent comme un humaniste, un homme plein d’humilité. Deux noms qui tirent leurs racines étymologiques du mot « humus », de la terre.

Gilles Clément est imprévisible et insaisissable comme le vivant qui ne cesse d’inventer de nouvelles formes. On le croit dans son ermitage creusois alors qu’il sillonne les routes du monde pour donner une énième conférence ou créer une nouvelle oasis végétale. À l’image de son jardin de la Vallée, chez lui à Crozant dans la Creuse, peuplé de plantes et d’arbres de tous les continents : gunneras du Chili aux feuilles géantes, onagres d’Amérique, grandes berces du Caucase au parfum d’angélique qui s’égayent, de-ci de-là, au gré de leur désir.

« La terre n’appartient pas à l’homme »
L’an passé, le prieuré de Saint-Benoît-du-Sault, aux confins de l’Indre et de la Creuse, lui a donné carte blanche. Son exposition baptisée « Toujours la vie invente » était une illustration éloquente de ses réalisations et de ses idées. Il y dévoilait aussi une part plus intime de lui-même à travers un étrange cabinet de curiosités. Tel ce miroir composé de particules de mica dont les reflets dispersant toute image rendent vaine la quête narcissique. On pouvait y lire aussi cette citation empruntée au chef amérindien Seattle de la tribu Duwamish : « La terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre… Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille… Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Ce n’est pas l’homme qui a tissé la trame de la vie : il en est seulement un fil. Tout ce qu’il fait à la trame, il le fait à lui-même. » Et découvrir ces « Imprévisibles » dus au paysagiste, soit une série de dessins oniriques et surréalistes griffonnés au crayon de bois lors d’interminables réunions : personnages grotesques au nez bizarre, aux oreilles ridicules et à l’accoutrement fantaisiste.

Gilles Clément tient sans doute plus de sa mère Denise que de son père Albert Octave issu d’une famille bourgeoise du Berry. C’est une femme fantasque qui lance volontiers des piques dans les dîners bien-pensants. Elle aime danser, sonner la trompe et faire claquer les castagnettes. Enfant, il goûte peu à l’école, « un fardeau plus lourd que son cartable ». Il s’en échappe avec soulagement, l’été, pour courir dans les bois et jouer au milieu des vaches et des moutons des fermes et prés du Limousin.

Jardinier avant tout
Au lycée, pour dissiper l’ennui, le jeune homme, solitaire, pratique le dessin et la peinture. « J’ai toujours aimé dessiner et utiliser la couleur. Aujourd’hui, j’utilise du pastel à l’huile pour faire des cartons de tapisserie par exemple. Je griffonne des projets de jardins qui me permettent de restituer une idée. Cela a donné des résultats très discutables », s’amuse-t-il.

C’est en classe de seconde qu’il trouve sa voie : il sera paysagiste. Diplôme de l’École nationale supérieure du paysage de Versailles en poche, il peut enfin prendre son envol. Devenu ingénieur agronome, Gilles Clément jongle désormais avec plusieurs casquettes : paysagiste, jardinier, entomologiste, botaniste et écrivain. Mais il se considère avant tout comme un jardinier. « Parce que je privilégie le vivant, et le jardinier ne s’occupe que de cela. Alors que le paysagiste peut faire des paysages sans utiliser le vivant. »

Entrepreneur et jardinier, il conçoit des jardins pour de riches particuliers. Tout en commençant à enseigner dans un lycée horticole, près de Lille, puis à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles à partir de 1979. « Il a un regard qui écoute, a dit de lui une de ses étudiantes. Son aptitude à déceler les potentiels est phénoménale, il trouve toujours le positif pour l’exacerber, le mettre en valeur », s’enthousiasme sa biographe.

Feu d’artifice végétal
À Versailles, il invente une nouvelle pédagogie. Il propose à ses étudiants des stages d’immersion sur le terrain, les invite à écouter leurs rêves et à prendre des risques. « Imaginer des choses folles est très important, insiste-t-il. Les commanditaires attendent de nous, paysagistes, un rêve, une histoire de l’ordre du conte, une sorte d’enchantement réaliste. »

En 1983, après avoir construit de ses mains sa maison creusoise, il met le cap sur Bali. L’émerveillement est au rendez-vous. Collines étagées de rizières, reliefs volcaniques habillés de forêts, plages de sable blanc, beauté d’un art et d’un artisanat généreux et omniprésents. L’esthétique raffinée de cette île mais aussi et surtout la douceur de l’atmosphère et la sérénité des Balinais nourrie d’une spiritualité vivante l’invitent à s’ancrer sur cette langue de terre. Le séjour devait durer quelques semaines. Il se prolongera plus d’une année. « Puisqu’il y avait sur la planète un peuple heureux, ça voulait dire que tous les humains pouvaient l’être. Cette façon de voir le monde a changé ma vie. Je suis arrivé là misanthrope, Bali m’a relié à nouveau au monde des hommes », souligne cet homme au regard doux.

De retour de Bali, sa carrière prend une nouvelle dimension. Peu après son séjour indonésien, il crée une de ses plus belles réalisations : le jardin du domaine du Rayol, situé entre Saint-Tropez et Toulon. Là, le visiteur découvre un feu d’artifice végétal, une mosaïque de paysages inspirés de l’Afrique du Sud, de l’Australie, du Chili, comme de la Nouvelle-Zélande et du continent asiatique. Il peut s’aventurer dans la brousse, la savane, et au milieu des landes, ou se perdre dans une bambouseraie aux fougères arborescentes. « Gilles Clément est un grand créateur. Je retrouve chez lui les qualités que j’avais admirées chez un James Turrell ou un Fabrice Hyber », souligne le critique d’art Guy Tortosa.

« Faire le plus possible avec, le moins possible contre. » C’est sa devise, sa philosophie qu’il développe dans son livre Le Jardin en mouvement publié en 1991. Le « jardin en mouvement » s’inspire de la friche. Il s’agit d’observer plus et de jardiner moins, en laissant les fleurs et les plantes s’épanouir où elles le souhaitent, et de créer ainsi des jardins qui évoluent au fil du temps.

Réconcilier l’homme et la nature
Ses voyages, à Bali, à La Réunion, au Chili, en Algérie et ailleurs, l’ont aidé à affiner sa prise de conscience : la terre est un organisme vivant. Un organisme que chacun doit s’attacher à protéger. Sa priorité ? Réconcilier l’homme et la nature. Utopiste, il aimerait faire de tout individu un jardinier planétaire qui s’engagerait à exploiter la diversité sans la détruire. Pour porter ce message, il ne ménage pas sa peine. Il publie des livres, donne des conférences et crée deux écoles, à Viry-Châtillon (Essonne) et à La Réunion, où l’on apprend à connaître les plantes et le fonctionnement des écosystèmes.

Au fil des ans, son propos se fait plus politique. En 1999, son exposition à la Grande Halle de la Villette, « Le jardin planétaire », sous-titrée « Projet politique d’écologie humaniste », accueille plus de 300 000 visiteurs. Celle-ci célèbre la diversité du monde végétal et les hommes qui la protègent. Les peuples premiers tout particulièrement, que Gilles Clément a croisés sur ses chemins : Rama du Nicaragua, Canaques de Nouvelle-Calédonie et Aborigènes d’Australie. « Je ne comprends pas l’hégémonie de nos cultures colonisatrices exercée sur ces peuples qui sont conscients qu’ils font partie du vivant. Les mauvais traitements infligés aux Aborigènes d’Australie notamment dont la communication par l’art est d’une force inouïe. Comment le marché a-t-il pu les obliger à dessiner sur des papiers pour mieux vendre leurs productions ? C’est honteux ! », tonne-t-il.

Pacifiste, rêveur éveillé, l’homme ne sait pas dire non. Il sait, en revanche, se mettre en colère pour défendre ses convictions. En mai 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, il publie un communiqué abrupt dénonçant notamment « le projet qui nous engage tous dans la mécanique de la destruction de la planète où la santé des entreprises prime sur la santé des individus ». Il annule aussitôt tous ses engagements pris avec les services publics et privés sur le territoire français.

L’artiste Adel Abdessemed, qui se dit son ami, voit en lui « un jardinier de la vie » qui propose des solutions pour soigner les maux de la planète. Défenseur du « Tiers paysage », comme Sieyès l’était du tiers état, Gilles Clément appelle à préserver ces « mauvaises herbes » qui poussent sur les friches et sur tous ces lieux délaissés par notre modernité dont la « fonction, désormais nécessaire, est d’accueillir les espèces ne trouvant place ailleurs ».

Pudique et d’un naturel, dit-on, plutôt timide, l’homme est simple. Il n’aime pas l’apparat et goûte peu au protocole et à ses codes vestimentaires empesés. Le graveur François Béalu, qui a illustré deux de ses livres d’artiste, se souvient de l’arrivée de Gilles Clément, un soir de vernissage, chevauchant sa moto en pantalon de cuir et tee-shirt noir. Fait-il partie de la famille des artistes ? Embarrassé, il hésite à endosser l’habit. En revanche, il est clair qu’il ne concevrait pas de vivre sans art. « J’ai visité la grotte Chauvet, j’en suis sorti bouleversé. Ces hommes entretenaient quelque chose de fusionnel avec les animaux. Ils n’auraient pu restituer cela s’ils ne s’étaient interrogés sur le règne animal. Et ces questions, ils nous les posent à nous. »

Gilles Clément en dates

1943 Naissance à Argenton-sur-Creuse (Indre).
1969 Formation de paysagiste.
1979 Enseigne à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles.
1988 Jardin du domaine du Rayol (Rayol-Canadel-sur-Mer, Var).
1991 Publie Le Jardin en mouvement, éd. Sens & Tonka.
1992 Inauguration du parc André-Citroën à Paris.
1994 Axe historique de Paris à l’Ouest de la Défense et jardins de l’Arche.
1999 Commissaire de l’exposition « Le jardin planétaire » à la Villette (Paris).
2004 Publie Le Manifeste du Tiers paysage, éd. Sujet/Objet
2009 Réalise le « Jardin du Tiers-paysage » à Saint-Nazaire.
2014 Publication d’une biographie, Les Quatre Saisons de Gilles Clément, de Frédérique Basset (éd. Rue de l’échiquier).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°425 du 12 décembre 2014, avec le titre suivant : Gilles Clément, paysagiste, jardinier et essayiste

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